Une nation philosophique? Kant entre le marteau et l’enclume

Texte paru dans le n° 24 du Philosophoire, automne 2010, remanié en 2014 dans Kant prophète ? Éléments pour une europhilosophie.

«C’est un seul et même esprit, en formation                                                                                       depuis longtemps, qui, au gré de la diversité des nations et                                                               des circonstances, se faisait jour là dans une révolution                                                         réelle, et ici dans une révolution idéale »[1]

                                                                                                         F. W. J. Schelling

Dans son Introduction à la métaphysiqueparue en 1935, Martin Heidegger,    s’interrogeant sur l’état actuel de la philosophie, soulignait que ce problème n’est autre que  la question même de l’Être, et donc celle de la métaphysique. Or, comme le souligne aussi l’auteur de Sein und Zeit, est-il vraiment possible d’interroger le devenir de la philosophie sans engager une réflexion touchant l’avenir de l’Europe ? En ces années-là, cette dernière est pour ainsi dire prise en étau, coincée entre l’Amérique et la Russie. Qu’est-ce donc que l’Europe, « cet empire du milieu » ? Telle est la question que soulève Heidegger pour qui, à l’heure du triomphe de la technique sous la bannière de laquelle  Est et Ouest  se confondent, la culture européenne est dangereusement menacée par les deux grandes puissances suscitées. C’est donc convaincu que la mission de l’Allemagne est de sauver l’Europe  face à la menace que le monde de la technique fait peser sur elle,    que Heidegger en vient à affirmer que le peuple allemand est le « peuple métaphysique ». 

Vertigineuse formule, qui renvoie à des questions non moins épineuses. Peut-on vraiment concevoir une « nation métaphysique » ? Une langue peut-elle, davantage qu’une autre, être la langue de la philosophie et cette dernière plutôt allemande que française ? Mais le propos de Heidegger renvoie à un autre problème,  plus scolastique, du moins en apparence, et qui est celui de savoir si, dans ce que l’on pourrait appeler son moment kantien, la philosophie allemande prend conscience d’elle-même comme d’une philosophie proprement germanique ou  d’une philosophie qui pourrait transcender ses déterminations culturelles et historiques. Aussi devrons-nous, non seulement décider si le kantisme est un universalisme ou au contraire   un « provincialisme », mais examiner ce que cette dernière question engage. Oui ou non, l’idée de l’Universel est-elle la même des deux côtés du Rhin ? Oui ou non, l’idée allemande de la philosophie peut-elle se traduire dans   la philosophie française ? Telles sont ici quelques unes des nombreuses questions engagées, comme nous allons le voir, par l’introduction du kantisme en France à la fin du XVIII° siècle. 

Trois auteurs ici nous ont semblé mériter toute notre attention.  Le premier est Charles de Villers  qui    envisage la philosophie kantienne sous un double rapport. Si la pensée de Kant, d’une part,  est bien celle qui peut nous libérer de l’abîme dans lequel l’empirisme a plongé la philosophie française, elle est, d’autre part, en sa vérité profonde, une philosophie vraiment universelle, à même d’accomplir ce qu’il y a de plus vrai dans le rationalisme de Descartes. Le second est Wilhem von Humboldt, dont les « Conférences d’Auteuil » prononcées en 1798 à l’Institut vont le convaincre, loin de l’optimisme de Villers, que les Français ne peuvent décidément rien comprendre à la métaphysique et que le kantisme est  intraduisible dans les catégories conceptuelles de la philosophie française. Le troisième est   Schelling, qui va s’opposer à Villers pour montrer que ce que les Français peuvent comprendre de Kant est trop abstraitement universel pour être vraiment kantien et, de fait, que la traduction de la pensée allemande dans la langue et la culture françaises s’opèrent  au prix de sa « déréalisation ». 

                  L’Aperçu rapide des bases et de la direction de la philosophie de Kant[2] de Charles de Villers

                  Né en Moselle en 1865 et mort à Göttingen en 1815, Charles de Villers, écrivain,  est connu en France pour avoir diffusé la philosophie de Kant[3], et ce à travers deux textes. Le premier, Philosophie de Kant, ou principes fondamentaux de la philosophie transcendantale, a été publié en 1802. Le second, qui nous intéressera plus particulièrement ici, l’a été un an plus tôt ; il s’agit de l’Aperçu rapide des bases et de la direction de la philosophie de Kant.[4], texte dont on saisira d’autant mieux les enjeux si l’on prend en compte deux choses.  

                  La première, c’est que Villers est convaincu que l’avenir de l’Europe implique le rapprochement de la France et de l’Allemagne, ce qui explique le zèle avec lequel il va s’employer à montrer que la philosophie de Kant a une valeur universelle mais aussi la passion avec laquelle, en thuriféraire des Lumières et convaincu qu’il incombe à l’Europe de construire la paix perpétuelle entre les nations, il affirmera, en 1809[5], l’unité   des cultures allemande et française. «Nous sommes parvenus à l’époque où la grande famille européenne doit s’efforcer plus que jamais à faire disparaître les barrières qui la divisent en peuplades rivales ou ennemies, où toute la somme de lumières et d’idées, tout ce qui peut être utile, perfectionner et ennoblir l’homme et l’état social, doit être mis en commun, et regardé comme le patrimoine de tous ».

                  Comment mieux dire l’universalité des principes et des valeurs issus de la Révolution ? Contre les nationalismes militants, il s’agit ici de promouvoir, conformément à l’idéal des Lumières, un cosmopolitisme irénique. Or, la philosophie de Kant va   jouer ici un rôle déterminant. Car selon Villers, elle constitue, non seulement, une synthèse historique du mouvement des Lumières et des courants révolutionnaires, mais une expression philosophique inédite de l’universalité des fondements du rationalisme. Il y aura donc  un intérêt majeur, ici politique et historique, certains diront même « idéologique », à ce que la philosophie de Kant puisse intéresser les Français, et qu’on lui reconnaisse, pour cela, une valeur universelle.

                  Le second préalable à la compréhension de la lecture villersienne de Kant réside, chez cet auteur, dans la disqualification du sensualisme et du matérialisme, courants de pensée typiquement français selon lui, et dont la philosophie kantienne peut seule nous libérer. Si les Français voient dans la philosophie politique et la philosophie de l’histoire  de Kant les fondements de la Révolution et les principes de son achèvement, ils voient aussi dans la philosophie critique, conformément au but visé par Kant et revendiqué comme tel dans le dernier chapitre de la Critique de la raison pure, une philosophie à même de pacifier la philosophie et de mettre un terme aux polémiques sans fin qui dressent les uns contre les autres empiristes et rationalistes. 

                  Mais venons en au texte de l’Aperçu rapide, publié par Villers en 1801. La démarche de l’auteur y apparaît fort clairement, qui consiste, à un premier niveau d’analyse, à interpréter Kant dans le sens d’un rationalisme radical. Contrairement à De Gérando, pour qui Kant « tient une sorte de milieu entre la philosophie de Descartes et celle de Leibniz d’un côté, et la philosophie de Locke et de Condillac de l’autre »[6], Villers considère Kant comme le héraut d’une philosophie purement rationnelle. Décidé à convaincre son lecteur de la suprématie de la philosophie transcendantale, notre auteur  indique d’abord quelles sont, selon lui, les deux questions qui délimitent le champ de la philosophie. La première est de savoir comment la connaissance est possible. La seconde de savoir comment l’homme doit agir[7]. Pour ce qui concerne le problème de la connaissance, il est « une doctrine à la mode, celle selon laquelle l’homme connaît par la sensation »[8]. Or, les réponses qui découlent de cette thèse sont on ne peut plus indigentes, ce qui justifie pleinement la réforme de la philosophie menée par Kant, réforme que Villers va présenter en vantant ses immenses mérites. 

                  L’homme est ainsi  cet être qui « juge, classe, ordonne toutes choses »[9]. Capable de connaître, il est doué de jugement. Or, si cette faculté s’origine dans le fait que « l’homme a des rapports avec ce qui n’est pas lui »[10], elle s’explique par l’existence d’une autre faculté, la réflexion, grâce à laquelle « l’homme entretient des rapports avec lui-même ». Toute la question, selon Villers, pour qui la philosophie de Kant prouve l’indigence de l’empirisme, sera de montrer en quoi les philosophies de l’expérience sont caduques. 

                  Car la mode est bien, selon lui, à la doctrine sensualiste, qui sur le plan théorique fait de la sensation l’unique source des idées, et sur le plan pratique considère l’homme comme « une machine déterminée par des forces mouvantes », ce qui revient à lui dénier toute liberté, ce que Villers ne peut accepter, considérant que l’empirisme  mérite à peine le nom de philosophie tant il exacerbe l’immoralité et la sensualité. La philosophie de Locke est pour lui une fausse philosophie, une philosophie de salon, bavarde et fumeuse, ne pouvant que  rebuter les esprits réfléchis.                   Comment étayer pareil jugement, se demandera-t-on ? En distinguant d’abord, conformément à la distinction initiale que nous avons évoquée, deux séries de problèmes, d’une part ceux qui touchent la connaissance, d’autre part ceux qui touchent l’action. En soulignant ensuite qu’une théorie sensualiste (dont il ne précise pas ce qui la distingue de l’empirisme…) de la connaissance ne peut rendre compte ni du caractère nécessaire des lois que l’esprit conçoit comme déterminant universellement le cours des phénomènes de la nature, ni de la certitude des « mathématiques pures », prises ici comme paradigme des sciences rationnelles. Si l’on ajoute à cela que l’empirisme ne fournit aucune véritable étude des fondements de l’expérience tant « elle enseigne complaisamment qu’il faut s’appuyer sur le bâton de l’expérience…sans dire sur quel fond repose ce bâton »[11], on comprendra sans peine ce que peut représenter la philosophie de Kant. Car théoriquement, l’allusion à l’Esthétique transcendantale n’est pas insensée. On peut effectivement déplorer que les empiristes n’aient pas étudié plus scrupuleusement la question des fondements de la possibilité de l’expérience même si, dans une perspective ici résolument kantienne, il n’est pas certain qu’ils eussent pu, à ce moment de l’histoire de la raison, aller plus loin. 

                  On peut ainsi considérer l’empirisme, et c’est bien ce que veut dire Kant dans l’Histoire de la raison pure qui clôt la première Critique, comme un stade correspondant à un progrès effectué par la philosophie se libérant du dogmatisme. Or, Villers ne voit, lui, strictement rien de positif dans les philosophies de l’expérience qu’il condamne sans nuance. De fait, son allusion au « bâton de l’expérience », à l’Esthétique transcendantale donc, si elle est valide d’un point de vue qui pourrait être kantien, se comprend fort mal à l’aune de sa conception radicalement négative de l’empirisme. Car ici, le kantisme n’est en aucun cas le troisième stade que la philosophie, comme l’explique Kant dans la Préface des Progrès de la métaphysique, devait parcourir.

                  L’indigence de l’empirisme n’est pourtant pas limitée à l’étude de la question : « comment l’homme connaît-il les choses ? ». Cette doctrine serait, en effet, incapable de fonder une véritable morale[12], et cela pour une raison fort simple mais qui, pourtant, ne laisse pas de nous surprendre. D’après notre auteur, le sensualisme  ne mène qu’à une conception mécaniste de l’homme[13], le privant nécessairement du libre arbitre qui serait (Kant ne dit pas, fondamentalement, autre chose,  dans les Fondements de la métaphysique des mœurs) la ratio essendide la morale. Si l’homme n’est pas libre, il ne peut se déterminer, il n’est pas responsable, on ne peut le juger. Or, l’on ne voit pas très bien la nécessité du rapport entre, d’un côté le « sensualisme-empirisme » selon Villers, et de l’autre le mécanisme. D’autant que pour ce qui concerne un auteur comme Condillac, l’association pourrait bien relever du plus parfait contre-sens. L’auteur du Traité des sensationsne dénonce-t-il pas, au chapitre I de son ouvrage, l’erreur commise par Descartes lorsque ce dernier conçoit les animaux comme des machines ? Les bêtes ne sont nullement des automates pour Condillac. La raison en est simple : elles sentent, ce que ne peuvent faire les machines. Le grief retenu par Villers n’est donc ici guère fondé, ce qui n’enlève rien à la véhémence du procès intenté aux philosophies de l’expérience accusées d’étouffer la conscience morale de l’homme.

                  Quoi qu’il en soit, il convient, si l’on veut bien comprendre l’apport de la philosophie kantienne, de revenir à Descartes et à la Dioptrique, ouvrage dans lequel on trouve une théorie des couleurs qui, selon Villers, ne manque pas d’intérêt. Ces dernières y sont, en effet, envisagées, précise-t-il, non pas comme des qualités objectives des corps mais comme « des modifications de notre œil »[14]. En tant que « qualités subjectives », elles exprimeraient donc, d’après Descartes, l’activité de l’esprit qui, transportant dans les corps extérieurs des modifications organiques, ne pourrait plus être considéré comme un simple récepteur d’impressions sensibles. Ainsi seraient-elles comme les métaphores de l’activité de l’esprit.

                  Or, n’est-ce pas ce chemin, un chemin ouvert donc par Descartes, que Kant a suivi ? En allant certes beaucoup plus loin que Descartes. Mais en développant une philosophie qui, selon Villers,  n’a rien de particulièrement étranger au cartésianisme. Faut-il voir dans ce passage l’aveu d’un patriotisme philosophique ? Villers cherche-t-il à nous convaincre que Kant n’a, au fond, rien inventé et que la clé du kantisme est à chercher en France ? Nous ne  le croyons pas, plutôt enclins à penser que cet auteur est convaincu de ce que l’on pourrait appeler l’universalité de la vraie philosophie. Or, celle-ci est rationaliste. Elle est intellectualiste. À ce titre et dans sa vérité, elle n’est ni allemande ni française. Car elle n’a pas de nationalité. Elle n’a pas d’origine provinciale. Elle est universelle, et en cet universel la pensée kantienne et la philosophie vraie des Français se fondent l’une dans l’autre comme  la culture allemande et française s’inscrivent dans une communauté de destin. Si le précurseur est Descartes, on doit à Kant d’avoir « fait voir que dans nos sensations, perceptions, jugements des choses, il se mêlait à l’impression du dehors celle de notre propre manière de sentir, de percevoir, de juger »[15]. Cette dernière formule vise sans doute l’examen, chez Kant, du pouvoir a prioride la raison et de ce que la sensibilité et l’entendement doivent à des représentations transcendantales sans lesquelles l’on ne saurait sentir ni concevoir quoi que ce soit. 

                  Contre les empiristes, le mérite de Kant a donc été, selon Villers, de montrer  que dans le processus de l’élaboration de la connaissance l’esprit est actif et producteur, ce qui, de fait, implique que toute connaissance comprend des éléments a priori. Ainsi, que l’espace et le temps nous semblent propres à toutes les choses ne veut pas dire qu’ils sont des qualités objectives mais bien plutôt qu’ils sont constitutifs de notre esprit. Car c’est parce qu’ils sont en nous que nous croyons les voir partout. « La tâche que je porte dans la contexture de mon œil, souligne Villers, ne doit-elle pas nécessairement m’apparaître partout ? »[16]Ainsi, parce que nous ne pouvons nécessairement conclure de ce que nous jugeons à ce qui est, les lois mécaniques que nous pensons pouvoir reconnaître dans la nature ne sont peut-être que des lois réglant notre activité cognitive. Or, ce dernier point est capital, puisque surgit par-là la possibilité de concevoir le libre-arbitre et, en un mot comme en cent, de sauver la liberté. 

                  Car s’il est impossible  de démontrer que les choses en elles-mêmes sont gouvernées par les lois de la mécanique, alors l’homme, qui peut  être considéré comme une chose en soi, doit pouvoir être dit libre. Comme le souligne Villers, les lois que nous attribuons à la nature ne concernent que les choses considérées en tant qu’elles nous apparaissent et non les choses-en-soi[17]. C’est, en outre, ici que résiderait le mérite principal de Kant. Car c’est à la seule condition  de pouvoir penser la liberté humaine qu’apparaît la possibilité de concevoir l’homme comme un être doué de conscience morale et comme un sujet libre. Comme Newton nous permit d’expliquer les lois réglant le cours des astres, Kant nous permet de rendre compte du fait de la connaissance. Mais il nous permet aussi, il nous permet surtout selon Villers, de comprendre comment, indéniablement, l’homme est capable de se soumettre à la loi morale et d’accomplir son devoir. Il est donc bien « le Newton de l’homme moral »[18].

                  Reste bien sûr, pour comprendre pourquoi Villers rattache Kant à Descartes et pourquoi il souligne que la vraie philosophie n’est pas plus allemande que française mais   dépasse les clivages nationaux, à étudier le contexte philosophique et historique dans lequel ce texte a été écrit.  Pour ce faire, nous reviendrons d’abord aux conférences données pas Wilhem von Humboldt en 1798, appelées les « Conférences d’Auteuil », et dans lesquelles il a tenté de présenter aux Français la philosophie de Kant. Dans un second temps, nous étudierons les tenants et les aboutissants de la critique schellingienne de l’Aperçu rapidede Villers. Ainsi pourrons-nous voir que l’introduction de Kant en France souleva des questions qui outrepassent les limites du criticisme  puisqu’elles interrogent, en fin de compte,  les fondements linguistiques, culturels et historiques de toute philosophie.

                  Les Français peuvent-ils comprendre quoi que ce soit à la philosophie allemande ? Les « Conférences d’Auteuil » de Wilhem von Humboldt.

                  Si Humboldt peut être considéré comme un témoin privilégié de la difficulté de l’explicitation de la philosophie kantienne dans une langue autre et abstraction faite de l’épaisseur historique et étymologique de sa langue originale, c’est en vertu des conférences qu’il a été invité à donner à l’Institut, en 1798, par Destutt de Tracy et dans le cadre desquelles il a précisément tenté, devant Cabanis, Laromiguière, Siéyès et d’autres encore, de présenter synthétiquement la pensée kantienne. À l’issue de ces conférences, Humboldt note dans son journal : « …la fin de cette conférence fut qu’ils n’apprirent rien de plus de la philosophie kantienne et n’en eurent pas d’opinion meilleure. Tout au plus sont-ils devenus plus perplexes et doutent un peu plus…Au fondement de toute philosophie réside l’intuition du Moi, extérieur à toute expérience. Que ce soit expressément, de sorte qu’on  en parte directement comme le fait Fichte, ou de manière seulement implicite, en montrant, comme le fait Kant, que l’explication des phénomènes nous y reconduit. Mais les Français ne connaissent absolument rien  de tout cela, ils n’en ont aucun sens ni aucun concept, et nous fûmes ainsi toujours dans deux mondes différents… »[19].

                  La lettre que Humboldt adresse à Schiller au printemps de l’année 1798 est peut-être encore plus sombre, qui   explicite davantage les raisons pour lesquelles Humboldt semble se heurter, avec les Français, à un mur d’incompréhension. « On n’est jamais parvenu à s’entendre, sans même parler d’une possibilité de se convertir, écrit-il… S’entendre réellement est impossible et cela pour une raison très simple. Non seulement, ils n’ont aucune idée, mais encore pas le moindre sens de quelque chose qui est hors des phénomènes. La volonté pure, le bien véritable, le moi, la pure conscience de soi, tout ceci est pour eux totalement et définitivement incompréhensible. Lorsqu’ils se servent des mêmes termes, ils les prennent toujours dans un autre sens. Leur raison n’est  pas la nôtre, leur espace n’est pas notre espace… Mais comme tous ces termes ont une double signification, une acception simplement logique, par où ils sont une forme abstraite d’une multiplicité de cas singuliers, et une acception métaphysique par où ils reçoivent pour la première fois une véritable teneur, on est éternellement condamné à se comprendre de travers parce qu’ils n’ont jamais en tête que l’acception logique. Cette manière non métaphysique et simplement logique de philosopher repose plus profondément sur le caractère de la nation… »[20].

                  Si les propos de Humboldt peuvent sembler outranciers, il ne faut jamais perdre de vue ici le désarroi d’un penseur qui, face à l’incrédulité de son auditoire français, se convainc que jamais ses interlocuteurs ne pourront imaginer l’existence d’une réalité nouménale. Or,  cette espèce d’incapacité métaphysique engage, comme il le craint, au moins deux choses qui ici valent comme deux particularismes : d’une part la langue, d’autre part   l’histoire et la nationalité. La métaphysique serait donc ici ce qui exprime un caractère profond de l’identité de l’Allemagne, comme la logique abstraite reflèterait le caractère profond de la France. 

                  Il faut, à l’évidence, appréhender ces thèses avec beaucoup de prudence. Mais il ne fait aucun doute qu’elles possèdent un intérêt philosophique majeur puisque, loin de l’universalisme cartésien selon lequel la raison étant la même chez tous les hommes, il est possible de penser l’universalité de la vérité, Humboldt affirme que la raison des Allemands n’est pas celle des Français. Contre Malebranche aussi, pour qui le Chinois et le Chrétien pourront toujours se comprendre s’ils consultent la raison universelle, Humboldt affirme que cet universel des rationalistes français est totalement abstrait, qu’il est même irréel en ce qu’il prétend pouvoir se dégager de ses ancrages linguistiques et historiques. La philosophie de Kant constituerait donc moins un universalisme qu’un authentique « germanisme ».

                  Le kantisme : provincialisme ou universalisme concret ? Schelling, lecteur de  Villers

                  Les  thèses de Humboldt trouveront un écho particulier sous la plume de Schelling, spécialement dans le texte dans lequel ce dernier, en 1803, commente les deux ouvrages que Villers a consacrés au philosophe de Königsberg, à savoir la Philosophie de Kant ou principes fondamentaux de la philosophie transcendantaleet l’Aperçu rapide…Dans sa Notice sur les tentatives de Monsieur Villers pour introduire en France la pensée de Kant[21], Schelling, sans être aussi désespéré  que le « Conférencier d’Auteuil », revient toutefois à la question, tout aussi engagée par Villers que par Humboldt, et qui est celle de la possibilité d’un dialogue authentique entre les penseurs allemands et français. Les raisons de sa perplexité, nous allons le voir, sont de deux ordres distincts. 

                  Le premier obstacle, selon Schelling, est linguistique et conceptuel. « La langue dans laquelle cette philosophie <celle de Kant[22]> a été exposée par son auteur est un élément qui n’est pas sans importance…puisqu’il est déjà apparu très clairement que la langue est ici inséparable de l’affaire en question et que pour philosopher après Kant, l’on doit aussi parler comme Kant ; il est ainsi manifeste que toute tentative pour en abandonner la lettre conduit aussitôt et immédiatement à franchir les limites étroites de ce que l’on peut nommer sa philosophie »[23]. Comment dire plus clairement que le fond conceptuel et la forme linguistique sont indissociables ? Mais comment mieux dire   aussi  les limites de la traduction du texte kantien, et par-delà Kant, de toute philosophie ? Les efforts de Villers sont-ils vains ? Et Humboldt a-t-il raison de craindre que les philosophes français et les philosophes allemands soient condamnés « à se comprendre de travers » ? Tel est le problème dont les termes peuvent, ici,  être précisés.

                  Car enfin, comment expliquer que Villers croie au dialogue quand Schelling et Humboldt en sont incapables ? Comment expliquer qu’il considère que la philosophie, pourvu qu’elle soit vraie (ce que n’est pas le cas de l’empirisme selon lui), est universelle   quand ces derniers ne peuvent imaginer que les Français puisse goûter la pensée allemande ?  La réponse, ici,  porte un nom : Descartes. Descartes et son idée de la raison. Descartes et son idée de l’universel. Deux idées qui, ici, se confondent    puisque « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Pour l’auteur du Discours de la méthode, la « raison universelle » est indépendante de la langue, de la culture, de l’histoire. Le   Chinois et le Suédois possèdent la même raison. Or, selon Humboldt, la raison des Allemands n’est pas celle des Français. De sorte  que ce qui oppose Descartes et Villers d’un côté, Schelling et Humboldt de l’autre, c’est l’idée même de l’universel. Idée abstraite et « déshistoricisée » pour les Français tandis que les Allemands semblent convaincus que pour être, disons, « vivant », l’universel doit s’ancrer dans une langue et  une histoire.  

                  Quoi qu’il en soit, mettant fortement en doute la possibilité d’une compréhension et d’une universalisation immédiate  de la pensée de Kant en France,  et en français, Schelling se demande très sérieusement si cette philosophie ne serait pas un véritable provincialisme (Provincialismus). « Quels sont, demande-t-il, les éléments de la philosophie de Kant qui, venus de la culture particulière des Allemands, sont susceptibles d’être reçus dans une culture universelle ? Est-ce que la nation française, dont la culture  détermine de façon plus ou moins impérieuse celle de toutes les autres, fournit ici le critère le plus approprié de l’universalité ?»[24]

                  On le voit, en mettant en doute l’universalité authentique de la culture française et en soulignant que la pensée kantienne, si elle contient des éléments universels, intègre aussi des éléments particuliers, c’est la possibilité même du travail de Villers que Schelling conteste. Parce que toute exposition du kantisme en France nécessite de l’adapter et de le « franciser », l’effort de Villers ne peut que demeurer vain tant « la philosophie kantienne, telle qu’elle est, n’est capable d’aucune universalité »[25].

                  Nous le disions plus haut, la première raison pour laquelle Schelling doute de la possibilité d’exposer pertinemment la philosophie kantienne aux Français est linguistique et conceptuelle[26]. Par où l’on voit que si l’on ambitionnait d’« inoculer » (inoculieren) la pensée kantienne dans toute sa « pureté »[27](die rein kantische philosophie), encore faudrait-il pouvoir <mais on l’a vu, c’est impossible…> s’en tenir strictement à la lettre du texte. Impossible, pourrait-on ajouter, de conserver l’essentiel du kantisme indépendamment de la forme d’expression  particulière qu’a fixée Kant. 

                  Mais aux raisons linguistiques, Schelling ajoute d’autres arguments dont on peut dire qu’ils sont historiques. Schelling rappelle que le criticisme kantien a d’abord suscité de la confusion, et cela parce que les philosophes <allemands> « avaient presque complètement oublié les fondements  et l’origine de leur propre philosophie »[28]. Pour  le dire autrement, la nouveauté de la philosophie kantienne, en Allemagne, tenait à son originarité,   à son retour aux sources, selon Schelling, de la pensée allemande. Comment, dans ses conditions, c’est-à-dire en comprenant que Kant nous ramène au passé de l’Allemagne, imaginer qu’il puisse être compris par une culture dans laquelle cet état très ancien de la pensée allemande « n’a jamais pris racine » ?[29]

                  Aussi l’incommunicabilité de la philosophie kantienne n’est-elle pas ici simplement scolastique. Les raisons pour lesquelles Cabanis et Siéyès ne comprennent pas Kant ne tiennent pas uniquement à la difficulté, pour les empiristes, d’imaginer l’existence des réalités nouménales. En accord ici avec Humboldt que nous citions plus  haut, la rupture implicitement exposée concerne cette fois des traditions qui sont nationales. La philosophie kantienne, pour autant qu’elle soit transcendantale, repose sur un sol empirique ! Un sol historique. On n’a pas affaire à un Weltsystemen lévitation an-historique mais à une Weltanschaungforgée dans une histoire nationale. De sorte qu’il est impossible, finalement, d’échapper au dilemme suivant. Soit on se fixe comme objectif d’exposer ce qu’il y a de vraiment kantien dans la philosophie kantienne. Mais dans ce cas, il est impossible de faire abstraction de « l’apparence, de la forme, qu’elle s’est donnée » et donc impossible aussi d’y voir là quoi que ce soit d’universel. Soit, deuxième terme de l’alternative, on se donne pour objectif d’exposer ce qui, chez Kant, est universel, ce qui donc relève de « la philosophie »[30], mais dans ce cas on passe à côté de ce qui est kantien chez Kant. 

                  Surprendra-t-on le lecteur si l’on précise ici que le deuxième terme de l’alternative sus-citée correspond, selon Schelling,  à ce qu’a voulu faire Charles de Villers en oubliant qu’en procédant de la sorte, c’est-à-dire en négligeant ses déterminations historiques, il risquait d’ignorer l’essentiel du kantisme ? 

                  La philosophie est-elle allemande ?

                  Comme Schelling le soutient à propos de Kant, son oeuvre n’a de sens et de portée que si on l’envisage comme un passage, un « tournant ». Si l’on perd le rapport qui lie la philosophie à l’histoire, on n’en retirera qu’un universel abstrait, un universel vide…Raison pour laquelle l’exposé de Villers sur Kant est vain. 

                  Dans un bref texte que Schelling rédige en 1804 après la mort de Kant, est repris le thème de la diversité des cultures, laquelle expliquerait que la philosophie de Kant, à l’exception notable, souligne Schelling, « des nations nordiques », « n’a guère eu de succès jusqu’à présent ». Si Kant passera certainement à la postérité, ce n’est pas qu’en lui s’est enrichi ni approfondi l’Universel mais qu’en lui « s’est contemplé de façon vivante et en sa totalité l’esprit allemand »[31].

                  On ne s’étonnera donc guère de voir Schelling développer sa pensée sur le thème de « l’opposition des nations en matière de philosophie », ce qu’il fait en particulier dans l’Appendice qui clôt son cours sur l’histoire de la philosophie moderne[32]. « ceux qui ont suivi jusqu’ici le développement de cette histoire ont pu facilement constater qu’en avançant il se concentrait de plus en plus sur la philosophie  allemande. Peut-être ces conférences leur auront-elles appris encore de quel type est la philosophie allemande et à quoi elle a affaire. S’ils veulent bien alors jeter un regard sur l’état de la philosophie dans le reste de l’Europe, une conclusion s’imposera à eux : la philosophie, entendue en ce sens, existe bien en Allemagne, mais elle n’existe pas ailleurs dans le monde. Cette constatation est plus grave qu’on ne le croirait de prime abord. Car ce sens n’est pas arbitraire : il est fondé en essence. Ne sommes-nous pas alors obligés d’enchérir en disant : il n’y a, de manière générale, de philosophie qu’en Allemagne, et pas dans le reste du monde ? Cette différence, qui sépare l’Allemagne des autres nations européennes existe-t-elle vraiment ? Comment la comprendre, l’expliquer ? »[33]

                  On l’admettra sans peine, la question soulevée par Schelling est pour lui très sérieuse, qui engage l’idée de la philosophie et l’idée qu’il se fait de sa propre philosophie. Au terme de son exposé, le fait de la différence, on l’a compris, ne lui semble pas discutable. Mais ce fait, chez lui, ne donne pas lieu à quelque revendication que ce soit. Schelling ne revendique pas de droit à la différence, car ce serait pour lui le reniement de l’idée même de la philosophie. Le  problème, toutefois, reste entier, que de savoir quelles sont les causes de cette différence. Sans doute d’abord linguistiques, nous l’avons vu. Mais pas seulement. Car la différence linguistique n’explique pas pourquoi les Français et les Anglais ne veulent rien savoir de la philosophie au sens allemand »[34]. Schelling évoque alors des causes historico-religieuses. Le développement de la philosophie pourrait être une conséquence des conflits confessionnels, ou en tout cas de l’absence d’unité religieuse, comme si chacun devait philosopher pour défendre face aux autres croyances la sienne propre. Mais là encore, il n’est pas pleinement satisfait de cette explication. D’autant qu’il a pleinement conscience de l’effet désastreux que pourrait susciter, à l’endroit des peuples « éloignés » de l’Allemagne, l’attitude qui consisterait, pour le dire vite, à déclarer : « votre prétendue  philosophie n’en est pas une, nous seuls savons ce qu’est la philosophie ! » Sans compter qu’il serait « contraire à toute raison d’attribuer à des nations entières, par ailleurs remarquablement douées, une telle impuissance à philosopher »[35]. Cette réponse reviendrait, pour prendre le cas précis de la France, « à dénier toute disposition philosophique, tant intellectuelle que morale, au peuple qui a produit un Descartes, un Malebranche, un Pascal ». Comment pourrait-on compter sur Schelling, ou même Hegel, pour se fourvoyer dans une entreprise aussi stupide ? 

                  On le voit les différentes hypothèses présentées par Schelling ne sont pas très satisfaisantes. Au point que ces mauvaises réponses, par les difficultés auxquelles elles se heurtent, non seulement confirment la gravité de la question de la différence philosophique, mais amènent Schelling à se demander si, en fin de compte, il n’y aurait pas quelque chose de vrai, quelque chose de juste, dans « l’aversion que tous les peuples ont manifestée, jusqu’ici, pour la philosophie au sens allemand »[36]. Non que Schelling pense que la défiance vis-à-vis de l’Allemagne  soit fondée. Sans doute cherche-t-il plutôt, en cherchant pourquoi les autres nations ont pu repousser la philosophie sous sa forme allemande, à montrer que ce qu’ils ont tenu pour « la philosophie sous sa forme allemande » n’est pas nécessairement la « véritable » philosophie allemande…

                  De la Révolution à la République, Kant réhabilité ?

                  Quoi qu’il en soit de la solution de la question schellingienne, ô combien complexe, de la différence allemande, l’étude de l’exposé de 1801 de Charles de Villers nous semble, au terme de cette enquête, avoir tenu toutes ses promesses. Car si elle nous a permis de comprendre quelles étaient les dispositions des philosophes français de la période post-révolutionnaire, elle nous a amenés à soulever, par-delà le cas particulier de la philosophie kantienne, un certain nombre de questions qui intéressent toute philosophie. Question des limites de la traduction. Question du rapport entre  langue et  pensée. Question de savoir si on peut concevoir une signification philosophique qui transcenderait ses déterminations historiques. Question, enfin, de l’Universel, qui n’est autre que celle de l’opposition   entre un universel « abstrait » de type cartésien et un universel qui tirerait son sens de son ancrage dans l’histoire, conception qui, bien avant Hegel, est celle de Humboldt et Schelling. 

                  Bien sûr, ces derniers ne se sont pas contentés de déclarer intraduisible le kantisme de Kant, nous voulons dire ce qu’il y a de singulièrement kantien chez Kant. Ils ont soulevé la question qui, nous le disions en préambule, sera l’une de celles qui hanteront l’œuvre de Heidegger, celle d’un « peuple métaphysique », donc aussi,  d’un territoire, d’une culture et ainsi d’une nation, philosophique. Mais si nous savons, par-delà les  malheureuses exploitations  politiques  de ces thèmes, la profondeur de ce problème qui n’est autre que celui de savoir ce que le concept doit au mot et la pensée à   la culture et à la tradition,  nous souhaiterions clore cette étude en soulignant un paradoxe touchant la réception de Kant en France.

                  Car les raisons pour lesquelles la pensée kantienne rencontre d’innombrables résistances dans la période post-révolutionnaire ne sont peut-être pas si différentes de   celles qui vont contribuer à lui conférer le statut d’une sorte de  philosophe tutélaire de la III° République. 

                  Chacun le sait,  Kant publie la Critique de la raison purehuit ans avant la Révolution. Or,  La France des Lumières, résolument anticléricale, souvent même anti-religieuse, est la France de Sade. C’est celle de Diderot. C’est aussi celle de l’affaire Calas, celle de la décollation du Chevalier de la Barre, et donc celle des « postures » de Voltaire appelant chacun à « écraser l’infâme ». Si l’on ajoute à cela l’influence du  matérialisme et du mécanisme sur la pensée française, on peut comprendre que l’introduction de la philosophie kantienne, philosophie spiritualiste, idéaliste, frappée au sceau du piétisme protestant, s’opère dans une période que caractérise une défiance sourde et profonde vis-à-vis des arrières-mondes, en particulier chez des Idéologues   comme Cabanis, Destutt de Tracy ou bien encore Volney. Car comment la philosophie transcendantale de Kant et les postulats de la raison pratique   auraient-ils pu être admis par des philosophes rejetant l’existence des réalités métaphysiques? Et par quel prodige la morale de Kant eût-elle pu, aux yeux de ces matérialistes convaincus, ne pas sembler maquiller le retour déguisé du « monstre » chrétien ? On peut donc bien affirmer, et ici Humboldt comme Schelling, mais Villers aussi d’une certaine façon, ne s’y trompèrent guère, que pour des raisons qui touchent autant   la politique que la philosophie, la pensée kantienne ne put être entièrement acceptée, ni peut-être même comprise, par les philosophes de la Révolution.   

                  Où est, dès lors, le paradoxe que nous évoquions à l’instant ? Il réside, selon nous, dans ce singulier  retournement qui voit Kant rejeté par les philosophes de la Révolution à la fin du XVIII° siècle mais adulé par les philosophes de la République à peine un siècle plus tard. Car si Kant, jugé trop métaphysicien, est l’objet d’une méfiance farouche chez les Idéologues et les  intellectuels qui ont défendu la cause de la  Révolution, il  devient,   chez les socialistes républicains, on pense ici en particulier à Ferdinand Buisson[37]ou encore Jules Ferry et à l’idée d’un savoir libérateur, mais d’abord à Jaurès et à son idée du socialisme comme accomplissement du passé de l’Europe chrétienne, la référence philosophique de la République naissante. Car il est pour eux tout à la fois le philosophe de l’impératif catégorique,  de l’universalité des droits de l’homme, et celui qui fonde   la politique dans l’idée que l’avènement d’une véritable Société des Nations[38]est ce qui, avec le progrès des Lumières, peut donner   sens à l’histoire de l’humanité. 

                  Or, le socialisme français  est tout à la fois, selon ses propres théoriciens (Jaurès, Quinet, Buisson pour ne citer qu’eux) le levier de l’accomplissement de la Révolution française dans la construction de la République et la théorie des sources révolutionnaires de celle-ci[39]. Le problème peut donc se formuler de la façon suivante. Pourquoi les socialistes français ont-ils pu voir dans le kantisme la caution philosophique de la République   considérée comme l’accomplissement de la Révolution  alors que les Idéologues et les Révolutionnaires y ont vu comme une contradiction desLumières françaiseset  « un obscurantisme »     forcément incompatible avec le matérialisme et, à certains égards, leur cartésianisme ? 

                  Or, sans nier la cohérence des analyses de Humboldt et Schelling touchant les résistances opposées par les philosophes français au kantisme, il nous semble ici que c’est dans la liaison du   politique et du philosophique que nous pourrons éclaircir, sinon dépasser, ce paradoxe. C’est parce que Kant croit aux réformes et non aux révolutions qu’il est rejeté par les Idéologues et qu’a contrarioil va peser, en France, sur l’histoire de la pensée socialiste et contribuer à forger l’idée républicaine, et cela  en fondant le rejet du socialisme allemand, par trop révolutionnaire.

                  Le républicanisme peut-il alors légitimement revendiquer l’héritage de cette    révolution qui n’est pas terminée? Peut-être. Mais à la condition d’admettre que, pour autant que Kant ait pu dans un premier temps être inaudible, sa doctrine est bien l’une de celles qui ont permis à  la pensée révolutionnaire d’opérer sa mue et de promouvoir l’avènement, en France, de la République. Schelling ne s’est donc peut-être pas trompé quand, rendant hommage au philosophe de Königsberg  juste après sa mort et voyant dans la philosophie transcendantale et dans la Révolution française deux manifestations différentes d’un même esprit[40], il montra que l’universel peut fort bien exister et, sans contradiction, se singulariser en s’inscrivant historiquement dans telle ou telle langue ou telle ou telle nation. 

                  De sorte que, la cause est entendue, si aucune philosophie ne peut se définir comme nationale sans renoncer à l’unité du philosopher, il n’empêche que l’universalité philosophique est forcément ancrée dans l’histoire. Est-il tellement improbable, de fait, que l’idéalisme transcendantal puisse procéder de l’esprit même dans lequel s’origine la Révolution ? N’est-ce pas d’ailleurs ce que présuppose Kant lui-même lorsque, attentif à la dénonciation du despotisme autoritariste et du dogmatisme religieux, il déclare, dans la Préface de la Critique de la raison pure : « notre siècle est le siècle de la critique à laquelle tout doit se soumettre » ? Non pas seulement la religion. Non pas seulement le pouvoir politique mais la raison  pure, spécialement dans sa propension à perdre de vue, en matière de connaissance, la pierre de touche de l’expérience. Par où l’on voit, sans contradiction non plus, que l’influence de la philosophie kantienne sur l’histoire de la Révolution et son accomplissement républicainpourrait bien, elle aussi, loin d’entériner l’idée d’une Allemagne philosophiquequi gouvernerait l’histoire de l’Europe, attester la pertinence de l’analyse de Schelling. Car enfin, que signifie la surdité des philosophes révolutionnaires à la pensée de Kant sinon que ce dernier est alors  en « opposition avec son temps »[41] ? Et comment, à l’inverse, pourra-t-il devenir une figure tutélaire de la philosophie républicaine sans entrer, cette fois,  « en concordanceavec son temps » ? 

                  De quoi cette concordance témoigne-t-elle vraiment et le cas échéant, que veut-elle dire ? Question très difficile, à laquelle, on a pu le voir,  Schelling ne répond pas  clairement d’un texte à l’autre. Mais la réponse réside sans doute autour de ce qu’il conviendrait  d’appeler « l’épaisseur de l’histoire », son insondabilité, bref dans ce qui, par-delà ce qu’on peut expliquer, prévoir, anticiper, constitue son irréductible part d’inexplicabilité. Schelling, cette fois,  le dit fort bien. C’est « l’époque elle-même », autrement dit l’histoire dans son épaisseur pétrie de contingence et de nécessité, qui a pu « amener   ce moment < dans ce qu’il a d’inédit, de singulier et qui échappe au pronostic> où Kant parut en harmonie avec son siècle »[42]


[1]F.W.J. Schelling, Werke, Cotta (éd.), reprint Beck, Munich, 1927, tome VI, page 4, traduction Courtine.

[2]Publié à Paris (mais jamais mis en vente) en 1801 sous le titre Philosophie de Kant. Aperçu rapide des bases et de la direction de cette pensée. Kant jugé par l’Institut et observation sur ce jugement.

[3]On se reportera à ce sujet au livre très riche de F. Azouvi et D. Bourel, De Königsberg à Paris : la réception de Kant en France (1788-1804), éditions Vrin, Paris, 1991. On consultera avec tout autant de profit l’article très instructif de Jean-François Courtine, Un peuple métaphysique, Revue de Métaphysique et de morale, 2001/3, n° 31, pp. 321 à 343.

[4]On pourra consulter ce texte à la Bibliothèque Nationale de France, site François Mitterrand, sous la côte : 8-R-PIECE-6689. La pagination indiquée dans les notes suivantes est celle du fascicule conservé à la B.N.F..

[5]Coup d’oeil sur l’état actuel de la Littérature ancienne et de l’histoire en Allemagne, publié en 1809.

[6]Cf. De la génération des connaissances humaines, chapitre 15 ; ouvrage publié en 1802.

[7]Page 1 du fascicule 

[8]Ibid., page 2

[9]Ibid., page 1

[10]Ibid., page 1

[11]Ibid., page 3

[12]Ibid., page 4

[13]Ibid., page 3 : « Quant au pratique, ne pouvantenvisager l’homme que sous l’aspect mécanique, elle <la doctrine empiriste> ne peut que lui refuser le libre-arbitre ».

[14]Ibid. page 5

[15]Ibid. page 5

[16]Ibid., page 8

[17]Ibid., page 9

[18]Ibid., page 12

[19]W. von Humboldt, Ges. Schriften, vol . XIV, Tägebucher, A. Leitzmann (éd.), Berlin, 1922, pp. 484 à 486, traduction Jean-François Courtine.

[20]Lettre numéro 290 in Schiller, Nationalausgabe, Briefe en Schiller, 1797-1798, tome 37/1, pages 307 sq..

[21]F.W.J. Schelling, Werke, Cotta (éd.), reprint Beck, Munich, 1927, tome V, pages 184 à 202.

[22]Précisé par nous.

[23]Schelling, Werke, V, 186

[24]Ibid., V, 185

[25]Ibid., V, 185

[26]Cf passage précédemment cité et référencé note 23

[27]Ibid., V, 186 pour ces deux termes.

[28]Ibid..

[29]Ibid..

[30]Ibid., V, 188

[31]Ibid., VI, 10

[32]Cours prononcé régulièrement entre 1827 et 1841. La version des Werkeque nous citons est sans doute celle du cours de 1835-36.

[33]Schelling, Werke, X, 193

[34]Ibid., X, 194

[35]Ibid., X, 195

[36]Ibid.

[37]On lira ici avec intérêt le livre que Vincent Peillon a consacré à Buisson, Une religion pour  la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, Paris, 2010, et en particulier le chapitre 3 de la Première partie, « La foi des temps modernes », pages 95 à 116, dans lequel l’auteur étudie l’influence de Jaurès sur Buisson mais aussi celle de la Révolution, dans une perspective qui est celle d’Edgar Quinet, sur le processus de l’avènement de la République.  

[38]Cf. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Proposition VII.

[39]Thèse, on l’a vu, défendue par  E. Quinet. Cf. ici Le christianisme et la Révolution française(1845), publié aux éditions Fayard, Paris, en 1984 et L’Enseignement du peuple(1850), disponible aux éditions Pluriel, Paris,  2001.

[40]Il s’agit du passage cité au tout début de notre article et référencé note 1.

[41]Ibid., VI, 4

[42]Ibid., VI, 4

Jaurès ou la profondeur religieuse du socialisme

Tribune publiée dans l’édition du 31 juillet 2014 du Monde

Il y a un siècle   disparaissait Jean Jaurès, assassiné le 31 juillet 1914. Or, s’il convient de rendre hommage au député de Carmaux, sans doute importe-t-il d’abord de  ne pas trahir sa pensée.  Car ce dernier n’est ni matérialiste comme Marx, ni convaincu, comme le sont Auguste Comte et les positivistes, que la religion est une vieille lune. Si l’on ajoute à celà qu’il ne croit pas aux mirages de la Révolution mais aux vertus des réformes et qu’il est convaincu que l’on peut transformer, sans la détruire, la société capitaliste dans le sens de la justice, on admettra sans peine qu’il existe un Jaurès méconnu, ignoré parfois des socialistes eux-mêmes. Il faut dire que les préjugés ont la vie dure, qui voudraient que le socialisme ne doive rien à l’histoire de l’Europe chrétienne,   que le capitalisme soit nécessairement synonyme d’injustice et que tout socialisme soit matérialiste et révolutionnaire. 

             À rebours d’une opinion répandue tant chez les socialistes matérialistes que dans l’opinion commune,   Jaurès tient en effet pour acquis qu’il n’y a pas de société sans religion et qu’à ce titre, si le socialisme est   une théorie de la société authentique (société que définit la solidarité de ses membres), alors Luther, pour qui l’argent détruit toute communauté humaine,    peut être considéré comme le véritable fondateur du socialisme européen dont les   sources apparaissent ainsi religieuses. Dans un texte inédit   écrit en 1891[1] et   étrangement  ignoré, Jaurès  explique d’ailleurs   les raisons pour lesquelles les hommes épris de justice sociale se sont jusque-là plus volontiers tournés   vers le matérialisme. “ Comme la religion n’a été pour le peuple qu’une consigne, comme il n’a pensé et cru que selon la formule despotique des Églises et les calculs astucieux des puissants, le premier usage que fait le peuple de sa raison, c’est la négation de la religion elle-même, de toute religion”[2]. Or, si le christianisme authentique est  une théorie de   la communauté, comment ne définirait-il pas le socialisme lui-même? Mais ce n’est pas tout.  Car en affirmant qu’on doit à Luther l’idée socialiste de la société, c’est bien l’histoire  de l’Europe et ses supra-structures religieuses que Jaurès nous invite à reconsidérer. 

            Revenons  au texte de 1891 déjà cité.  Chacun sait, montre Jaurès, que   l’on doit à Luther,  le contempteur du “commerce des indulgences”,  l’idée que l’égoïsme est le premier visage du mal, raison pour laquelle  la communauté est ce à travers quoi seul l’homme peut gagner son salut. L’idée luthérienne de la société  exclut donc irrévocablement    la société libérale de la main invisible d’Adam Smith. Car c’est bien une société sans société  que celle dans laquelle on donne non pour donner mais   pour recevoir.   Et c’est pourquoi, loin de Marx et d’Auguste Comte,   Jean Jaurès considère   que  le socialisme, loin de s’opposer à la religion, a   pour vocation   d’inscrire les valeurs du christianisme dans l’épaisseur de l’histoire. De sorte qu’un  malentendu tenace peut ici être levé. 

Il est en effet   communément admis que   le socialisme allemand est un matérialisme dialectique (attentif  aux particularismes historiques) et le socialisme français   un idéalisme spiritualiste. Or, ne faut-il pas admettre  que les socialistes français mettent de la distinction dans l’étude de la religion quand les matérialistes allemands, en enveloppant  toute religion dans la catégorie de l’aliénation, y jettent de la confusion? La religion, affirme Marx, est l’opium du peuple. Mais de quelle religion historique veut-il parler? Du catholicisme? Du protestantisme?  Nul ne le sait quand, à l’inverse, les Français se montrent attentifs aux particularismes historiques et religieux. 

On peut le voir d’abord chez Edgar Quinet convaincu, dans sa   Révolution religieuse au XIX° siècle[3],  que toutes les religions ne se valent pas et que, s’il faut combattre le catholicisme, le protestantisme est, lui, tout à fait compatible avec “la liberté moderne”[4]. Mais on peut le voir aussi chez Jaurès lorsque celui-ci    explique pourquoi les hommes épris de justice  se sont laissés séduire par le matérialisme. Car c’est bien parce que les Églises historiques  ont servi “les calculs astucieux des puissants”[5], que les hommes se sont détournés de la religion.

Par où l’on peut voir, ici, une dernière  chose qui n’est pas sans importance. En effet, s’il y a bien   un socialisme dialectique qui prend la mesure des conditions matérielles et historiques dans lesquelles naissent et meurent les idées, ce dernier est   français. C’est  celui de Jaurès et de Quinet  nous exhortant à distinguer   christianisme, protestantisme et  catholicisme. C’est celui des forgerons de la République française, ayant inscrit leur ouvrage  dans l’histoire d’un christianisme de la liberté dont le père serait Luther.


[1] La question religieuse et le socialisme, édité en 1959 aux éditions de Minuit, Paris.  

[2] Ibid., p.51.

[3] Texte disponible aux éditions Hachette Littératures, Paris, 2001.

[4] Chapitre XIII, « Si toutes les religions sont égales ».

[5] La question religieuse et le socialisme, page 51.

Politique scolaire: le renoncement national…

Texte paru Dans Le Figaro le 6 décembre 2019

Les résultats de la dernière enquête PISA  évaluant  les performances des systèmes éducatifs des pays membres de l’OCDE  viennent d’être publiés. Une fois de plus, la France y fait figure de championne des inégalités sociales.  Lisons: « un élève issu de milieu défavorisé présente cinq fois plus de risques d’être en difficulté en compréhension de l’écrit qu’un camarade issu d’un milieu favorisé (…) Seuls 2 % des jeunes socialement défavorisés se trouvent parmi les élèves les plus performants, tandis que 20 % des jeunes favorisés atteignent de tels résultats ». Si l’on ajoute à cela que moins de 5% des élèves des Grandes écoles et des étudiants de Troisième cycle universitaire sont issus de milieux ouvriers, on aura compris que jamais, depuis la fin des années soixante, notre système éducatif n’a été aussi inégalitaire. Comment ne pas s’en indigner ? L’École française, en effet, ne se donne pas seulement pour mission d’instruire.. Elle se veut le creuset de la Nation, ce qui a determine, historiquement,  le développement d’un modèle scolaire méritocratique.  Que cet équilibre émancipateur vacille, et c’est tout l’édifice républicain qui s’en trouve   délégitimé. C’est d’ailleurs ce qui se produisit à la fin des années soixante   sous l’influence de Pierre Bourdieu qui  accusa notre système éducatif  de favoriser la reproduction des élites. Or, s’il est clair que le Lycée et l’Université, en 1969, restent fermés à double tour pour les jeunes issus des milieux défavorisés, force est de constater    que les politiques   menées depuis n’ont pas  tenu leur pari démocratique.

On ne dira jamais assez l’influence de cet intellectuel, en particulier sur la Réforme du Collège unique   mise en œuvre en 1974 sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing et sur la  Loi d’orientation de 1989 pilotée par Lionel Jospin. Dans les deux cas, un même postulat : la sélection   maquille une entreprise de   ségrégation socio-culturelle. Il n’est donc guère surprenant que, de réforme en réforme, nous ayons    progressivement neutralisé la plupart des dispositifs sélectifs et  entériné, en renforçant l’influence des  déterminismes socio-économiques, une sélection beaucoup moins équitable que celle que ces réformes ont ruinée ! Comble du paradoxe, si les bonnes consciences  démocratiques fustigent la sélection, chacun s’accorde   à reconnaître l’efficacité  des Grandes Écoles qui, en  sélectionnant les étudiantsau mérite, les inclinent à tirer le meilleur d’eux-mêmes. D’aucuns diront que ces filières sont aujourd’hui   confisquées par les élèves issus des milieux les plus favorisés. Mais sommes-nous   dupes de l’illusion qui nous fait prendre l’effet pour la cause qui le produit ? Les élèves issus des milieux défavorisés, c’est vrai, ont plus que jamais un accès problématique  aux   parcours de réussite et d’excellence. Mais cela s’explique  aisément. Car pour réaliser   l’objectif du plus grand nombre possible de bacheliers, il a bien fallu renoncer à les sélectionner, ce qui fut fait en disqualifiant les critères  de sélection accusés d’avantager les élèves issus des milieux les plus favorisés.  Dans cette affaire, les choses sont donc fâcheusement claires. C’est parce que nous avons renoncé à mettre en œuvre  la sélection la moins injuste qui soit, la sélection au mérite, que nous avons organisé la discrimination sociale qui s’est trop longtemps nourrie des faux-semblants du démocratisme.

Il est, en outre, à craindre, que le déclin de notre École ne soit pas seulement dû à l’abandon de la sélection. N’avons-nous pas aussi, assoiffés de « pédagogies nouvelles », sacrifié le principe de l’autorité ? De fait, est-il tellement étonnant que la France, comme le révèle l’enquête P.I.S.A. du 3 décembre,  soit l’un des trois pays (sur 79 !) dans lesquels les élèves se plaignent de problèmes de discipline au sein de la classe ? Car enfin, en quoi consiste cette pédagogie nouvelle elle-même enseignée aux futurs professeurs dans les INSPE[1]?La réponse est consternante. Quelle que soit la discipline, la forme de l’acte pédagogique serait la même et importerait davantage que son contenu, raison pour laquelle   on n’hésite pas aujourd’hui,  ce n’est pas une plaisanterie, à apprendre à  des   professeurs stagiaires de lettres ou de mathématiques comment enseigner à des élèves à faire des pâtisseries!  

                                                                                                                                                                  L’on dira que cette «  pédagogie nouvelle » tire sa légitimité du besoin d’adapter les pratiques scolaires à l’objectif de la démocratisation.   Là où le bât blesse, c’est qu’en mettant le savoir sur la touche,  cette pédagogie   a sapé les fondements même de l’enseignement, ce que la philosophe Hannah Arendt  a  très bien compris il y a cinquante ans déjà! Que les politiques françaises de l’éducation aient ignoré  ces analyses  a de quoi surprendre. Que montre Arendt dans La  crise de la culture[2]? D’abord, qu’en croyant libérer l’enfant de l’autorité des adultes en affirmant que ces derniers ne doivent pas le gouverner mais  lui laisser la  liberté  de se gouverner lui-même, le monde moderne  l’a en définitive aliéné à « une autorité plus bien effrayante : la tyrannie de la majorité ». Ensuite, que sous l’influence de la psychologie, la pédagogie s’est affranchie complètement de la matière à enseigner. “Est maintenant professeur, ajoute-t-elle, celui qui est capable… “d’enseigner n’importe quoi”. Or, comment un professeur dont on rogne la formation disciplinaire   pourrait-il  jouir de quelque autorité que ce soit si, n’ayant plus besoin de connaître sa propre discipline, il en sait à peine plus que ses élèves ? Et à quoi est-on en vérité parvenu en vidant l’acte pédagogique de son contenu  sinon à tarir la source de l’autorité qui fonde la confiance sans laquelle nulle transmission n’est possible ? 

         Les politiques scolaires pourront s’obstiner à disqualifier la sélection et l’autorité. Elles ne feront alors qu’entériner un renoncement qui, à l’heure où la Nation doit dépasser les divisions qui la menacent, ne peut qu’accroître les  inégalités et renforcer la défiance des Français vis-à-vis de l’État.


[1]Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation.

[2]Ouvrage publié en 1961.

La mémoire chez Henri Bergson

Le texte suivant est celui d’une conférence donnée à l’I.S.C paris le 27 septembre 2018, dans le cadre d’un séminaire consacré à la mémoire et destinée aux élèves des C.P.G.E. commerciales d’Île de France

Dans La pensée et le mouvant, Bergson explique que tout philosophe ne fait jamais « que rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle »[1], autrement dit s’évertue à exprimer une intuition fondamentale et si simple qu’il ne peut le faire de façon absolument adéquate. D’une certaine façon, « de théorie en théorie » et en se rectifiant plutôt qu’en se complétant, l’œuvre du philosophe constitue donc un ensemble d’ondes plus ou moins sophistiquées, se déployant pour expliquer l’intuition fondamentale définissant la singularité de la pensée de l’auteur. Or, chez Bergson, l’intuition fondamentale est celle de la distinction entre la durée et la matière. La réflexion sur le temps et sur la durée circonscrit ainsi un thème majeur dont les différentes approches se distribuent d’un ouvrage à l’autre. La question de la mémoire qui,  dans L’Énergie spirituelle, est envisagée par Bergson comme ce qui définit la conscience[2], est ainsi d’autant plus intéressante qu’elle permet de suivre les nuances et les développements de la pensée de l’auteur de Matière et mémoire. Les limites de la présente étude ne nous permettant pas d’envisager tous ces développements, nous nous donnerons ici un triple objectif. Dans un premier temps, nous analyserons la distinction opérée par Bergson entre la mémoire-habitude et la mémoire-souvenir. Dans un deuxième temps, nous envisagerons les conséquences de la confusion entre ces deux mémoires, confusion que Bergson, bien sûr, dénonce. Enfin, nous envisagerons quelques conséquences notables de la distinction opérée entre la mémoire-habitude et la mémoire-souvenir.

Les deux types de mémoire selon Bergson : mémoire-habitude et mémoire-souvenir. 

Nous le disions plus haut, la mémoire et le temps intéressent beaucoup Bergson qui, ayant lu William James,  connaît la théorie du pragmatisme selon laquelle nous déclarons vraies les idées qui, dans un monde toujours mouvant et contingent, nous ouvrent la possibilité de nous y orienter et donc d’y agir avec quelque chance de succès. C’est la raison pour laquelle Bergson, affirmant que la conscience est une « attention à la vie », lui accorde une fonction qu’il définit très clairement dans une conférence donnée en Angleterre en 1911: « retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience »[3]. Or, cela entraîne que la conscience est d’abord mémoire, c’est-à-dire conservation du passé, mémoire qui permet à la conscience de se projeter dans l’avenir. S’il faut  chercher à quelles conditions, dans une réalité contingente, l’homme peut accéder à la liberté,  et c’est aussi ce que cherche Bergson, alors comment ce dernier eût-il pu ne pas s’intéresser au temps et à la mémoire ? 

C’est dans Matière et mémoire, ouvrage publié en 1896, que le philosophe expose la distinction, selon lui essentielle, entre la mémoire-habitude et la mémoire souvenir. Qu’il nous soit ici permis de citer assez longuement un passage du chapitre II :

« J’étudie une leçon, et pour l’apprendre par cœur je la lis d’abord en scandant chaque vers; je la répète ensuite un certain nombre de fois. À chaque lecture nouvelle un progrès s’accomplit; les mots se lient de mieux en mieux ; ils finissent par s’organiser ensemble. À ce moment précis je sais ma leçon par cœur; on dit qu’elle est devenue souvenir, qu’elle est imprimée dans ma mémoire. 

Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j’ai passé tour à tour. Chacune des lectures successives me revient alors à l’esprit avec son individualité propre; je la revois avec les circonstances qui l’accompagnaient et qui l’encadrent encore; elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent par la place même qu’elle a occupée dans le temps; bref, chacune de ces lectures repasse devant moi comme un événement déterminé de mon histoire. On dira encore que ces images sont des souvenirs, qu’elles se sont imprimées dans ma mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S’agit-il bien de la même chose ? 

Le souvenir de la leçon, en tant qu’apprise par cœur, a tous les caractères d’une habitude. Comme l’habitude, il s’acquiert par la répétition d’un même effort. Comme l’habitude, il a exigé la décomposition d’abord, puis la recomposition de l’action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s’est emmagasiné dans un mécanisme qu’ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps. 

Au contraire, le souvenir de telle lecture particulière, la seconde ou la troisième par exemple, n’a aucun des caractères de l’habitude. L’image s’en est nécessairement imprimée du premier coup dans la mémoire, puisque les autres lectures constituent, par définition même, des souvenirs différents. C’est comme un événement de ma vie; il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter »[4].

Que veut dire Bergson sinon qu’il faut impérativement distinguer   le souvenir de la leçon, qui fait qu’elle est apprise, et le souvenir de telle ou telle lecture? 

Le souvenir de la leçon a le caractère de l’habitude. Celle-ci exige deux choses. On le voit bien dans les opérations manuelles, techniques, qui impliquent gestes et mouvements corporel. Première chose, la décomposition, autrement dit l’analyse des différentes séquences, des différents moments, de l’action totale. Car c’est bien la décomposition de ces différents opérations qui rend possible leur recomposition ordonnée et ainsi la répétition qui rend elle-même possible la mémorisation de l’action. Seconde chose, un effort et la répétition de cet effort, répétition qui va rendre possible, sous l’effet de l’habitude, le déroulement d’un mécanisme corporel mis en branle, écrit Bergson, par une impulsion initiale. 

Or, quand je me ressouviens de telle ou telle des lectures opérées pour apprendre ma leçon, je ne le dois nullement à la répétition d’un effort et, a fortiori, à l’habitude. L’image de cette lecture s’est forcément imprimée sans rien devoir aux autres lectures puisque ces dernières constituent, de par leur contexte respectif, des souvenirs différents. Et cela permet d’expliquer, qu’au contraire du souvenir de la leçon, le souvenir de telle ou telle lecture opérée à un moment, est comme une sorte d’événement de ma propre histoire. 

Il faut donc, à partir de là, distinguer deux formes de mémoire : la mémoire-habitude, autrement dit celle qui me permet de me souvenir de la leçon, de l’apprendre, et la mémoire-souvenir, c’est-à-dire pour reprendre encore l’exemple donné par Bergson, celle qui me permet de me souvenir de telle ou telle récitation, ou lecture, particulière. Je peux réciter une leçon, ou bien encore la chronologie d’une manœuvre de réduction de voilure sur un voilier habitable,   premièrement parce que j’ai répété la leçon ou la chronologie de la manœuvre de nombreuses fois, et d’autre part parce que cette répétition a produit une habitude. Mais si je me souviens que j’ai distingué à un moment très particulier et, pour le dire vite, dans un ensemble de circonstances particulières, la chronologie des différentes opérations que je dois effectuer pour réduire la surface de la grand-voile de mon bateau, cette image, ce souvenir donc, que je conserve de la chronologie de la manœuvre, ne doit rien ici à la répétition. Ce souvenir ne doit rien à l’habitude. 

Par où l’on voit la différence entre les deux mémoires évoquées par Bergson. Le souvenir de telle ou telle lecture est une représentation qui ne réclame pas de temps alors que le souvenir-habitude, lui, exige du temps puisqu’il réclame le temps nécessaire à l’effort de mémorisation, effort qui, exigeant la répétition, prend du temps.  C’est sans doute ce que veut dire Bergson lorsque, toujours dans le chapitre II de Matière et mémoire, il écrit :

       « Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation et une représentation seulement; il tient dans une intuition de l’esprit que je puis, à mon gré, allonger ou raccourcir ; je lui assigne une durée arbitraire: rien ne m’empêche de l’embrasser tout d’un coup, comme dans un tableau. Au contraire, le souvenir de la leçon apprise, même quand je me borne à répéter cette leçon intérieurement, exige un temps bien déterminé, le même qu’il faut pour développer un à un, ne fût-ce qu’en imagination, tous les mouvements d’articulation nécessaires: ce n’est donc plus une représentation, c’est une action »[5].

En effet, je peux, pour ce qui concerne le souvenir de telle ou telle lecture, me représenter cette lecture brièvement ou au contraire longuement. Mais je ne le peux pas lorsque je me ressouviens de la leçon apprise. Car quand bien même je me la réciterais intérieurement, cette récitation exige un temps qui est déterminé par les articulations de la leçon et qui ne peut être compressé à volonté. De sorte que si se souvenir d’une lecture particulière constitue une représentation, le souvenir étant, comme nous l’avons déjà dit, une image, le souvenir de la leçon apprise est, quant à lui, une action. Cette différence touche aussi la dimension subjective de mon souvenir. 

« Le souvenir spontané, explique Bergson, est tout de suite parfait ; le temps ne pourra rien ajouter à son image sans la dénaturer…  Au contraire, le souvenir appris   sortira du temps à mesure que la leçon est mieux sue; il deviendra de plus en plus impersonnel, de plus en plus étranger à ma vie passée »[6].   

De fait, tandis que la leçon fait partie de mon présent puisqu’elle est agie et vécue plutôt qu’elle n’est représentée[7], le souvenir de telle ou telle lecture gardera forcément la marque du moment passé où il a été fixé en moi.  Autre différence : tandis que la mémoire-habitude exige un effort et reste sous la dépendance de ma volonté (je retiens la leçon à une première condition, c’est de le vouloir), la mémoire-souvenir est spontanée et capricieuse.

Mais ce qui, peut-être, importe le plus ici touche une question qui intéresse tout philosophe et occupe tout métaphysicien. Examinons ce qui se produit dans la mémoire-habitude. En vérité, la répétition des lectures produit un effet qui est de lier de plus en plus étroitement les mots articulés qui, eux, correspondent à des mouvements neuromusculaires. Cette mémoire s’’explique donc par un ensemble de mécanismes cérébraux.  Examinons maintenant ce qui se passe dans la mémoire-souvenir. Quand je me souviens de telle lecture opérée, cela ne doit rien à la répétition, cela n’a rien à voir avec le cerveau. Car c’est l’esprit qui se souvient et qui, pour le dire en un mot, est cette mémoire qui, de facto, permet de distinguer l’esprit et la matière. 

Dans la matière, explique Bergson dans la conclusion de Matière et mémoire, « le passé se succède sans cesse à lui-même dans un présent qui le répète simplement sous une autre forme »[8].  Si mon crayon tombe mille fois, il tombera la millième fois comme la première et sans du tout conserver le moindre souvenir des chutes précédentes. En revanche, chaque événement vécu par l’homme est conservé et contribue à former une expérience qui, comme nous le disions au tout début de notre analyse, pourra lui être profitable dans le futur. Le présent conserve donc le passé dont il s’enrichit. De sorte qu’étudier la mémoire revient à étudier l’esprit dans ce qu’il a de plus tangible. Bergson va même jusqu’à écrire dans le premier chapitre de Matière et mémoire: « Si l’esprit est une réalité, c’est ici dans le phénomène de la mémoire que nous devons le toucher expérimentalement »[9].

Les conséquences de la confusion des deux mémoires.

Il est fréquent, pourtant, que l’on confonde les deux types de mémoire que nous avons distingués, et cela en confondant l’image déposée par le vécu d’une expérience singulière, et l’image acquise par la répétition d’une même sensation. On se représente ainsi le souvenir comme une sorte de mixte qui présente, indique Bergson, « par un côté l’aspect d’une habitude motrice, par l’autre celui d’une image plus ou moins consciemment localisée »[10]. Conséquence : on pense être fondé à considérer que la mémoire est une fonction du cerveau et que les souvenirs sont des images qui seraient déposées dans le cerveau. Or, montre Bergson, si le cerveau est matière et s’il peut transmettre des mouvements dont la répétition explique la mémoire-habitude, il ne peut, par contre, conserver des souvenirs comme la cire peut conserver l’empreinte d’un sceau, ce qui signifie que si l’esprit est mémoire, il est différent du  cerveau qui, lui, est matière.

Or, on considère très souvent que le cerveau contient les souvenirs qui s’y trouveraient localisés et y auraient été fixés sous forme de traces solides par la répétition. Cette approche matérialiste a les faveurs de la science qui s’intéresse d’abord à la dimension matérielle des phénomènes. D’autant que l’étude des maladies de la mémoire semble valider l’idée que les souvenirs se trouvent enfermés dans le cerveau. Mais le raisonnement qu’on développe ici n’est-il pas discutable ? Parce qu’on constate que telle ou telle partie du cerveau est lésée et que des souvenirs sont oubliés, on en déduit  que ce sont les lésions affectant le cerveau qui expliquent la disparition des souvenirs, et donc que le cerveau en est le réceptacle. Or, ce raisonnement ne revient-il pas à confondre une relation de parallélisme et une relation de causalité ?   Et ne conviendrait-il pas plutôt, avec Bergson, de se demander si le cerveau est la cause ou s’il est l’occasion du souvenir ?[11]

Quelques conséquences de la distinction opérée par Bergson 

Chacun le sait, l’auteur deMatière et mémoirene regarde pas la science avec dédain mais suit avec un grand intérêt les travaux scientifiques dont il ne peut ignorer les conclusions. De fait, une des questions principales que se pose Bergson est celle de savoir quels sont les rapports entre la mémoire et la matière même du cerveau. Ayant distingué la mémoire-habitude et la mémoire-souvenir, il considère d’abord que l’esprit n’oublie rien. Cela s’explique aisément. En effet, si la mémoire ne dépend que de l’esprit et si elle ne dépend pas de la matière (on parle ici de la mémoire-souvenir et non de la mémoire-habitude), il n’y a aucune raison pour que l’on oublie quelque chose. Bergson écrit dans L’Énergie spirituelle :

« Oui je crois que notre vie passée est là, conservée dans ses moindres détails, et que nous n’oublions rien, et que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu depuis le premier éveil de notre conscience, persiste indéfiniment »[12].

On objectera à Bergson que nous faisons tous l’expérience quotidienne de l’oubli, de sorte que si l’esprit est pure mémoire, et si en tant que tel il conserve tout, reste à expliquer l’oubli. Or, pour résoudre ce problème, Bergson engage le cerveau, donc la matière. En effet, le cerveau, contrairement à ce que l’on pense souvent, n’est pas la cause du souvenir. Au contraire, selon Bergson, il permet  d’expliquer pourquoi nous avons l’impression d’oublier le passé. 

Pour   comprendre ce dernier point, il faut souligner que, selon Bergson, le cerveau est un moyen d’action. Par le biais de la perception sensible, par notre corps donc, nous recevons des informations provenant du monde extérieur, informations qui sont transmises au cerveau. Or, le cerveau, à partir de ces informations reçues, prépare des mouvements corporels les mieux adaptés aux sensations éprouvées. On voit donc qu’en préparant les réponses les mieux adaptées aux sollicitations extérieures, le cerveau apparaît comme un moyen d’action. Et c’est précisément cette fonction du cerveau qui, selon Bergson, explique que telle ou telle image, et non telle autre, remonte du passé à la surface de la conscience dont il ne faut pas oublier qu’elle est essentiellement « attention à la vie ». Mis en demeure d’agir dans une réalité mouvante, si je n’oublie rien, je ne fais remonter à la conscience que les souvenirs du passé qui peuvent orienter mon présent et mon action. Parce que j’ai sans cesse besoin de faire face à ses situations toujours nouvelles, s’impose, de fait, un tri entre les images du passé, images parmi lesquelles je ne retiens que celles qui me sont utiles maintenant. 

Par où l’on peut voir aussi la différence entre le rêveur et l’homme d’action. « Supposez, écrit Bergson, que je me désintéresse de la situation présente, de l’action pressante…Supposez que je m’endorme. Alors ces souvenirs immobiles, sentant que je viens de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se mettent en mouvement. Il se lèvent, s’agitent… »[13]

Contrairement au rêveur, l’homme d’action tient à distance les souvenirs inutiles. Mais si l’obstacle qu’il dresse devant eux est trop fort, l’homme devient comparable à un animal inférieur, adapté au monde environnant, mais d’une adaptation pour ainsi dire automatique. Or, l’homme d’action n’est pas un automate. Il se distingue par la rapidité avec laquelle il appelle au secours de la situation dans laquelle il se trouve les souvenirs qui s’y rapportent. De sorte que l’homme d’action est à mi-chemin du rêveur et de l’impulsif. 

« Vivre dans le présent tout pur, répondre à une excitation par une réaction immédiate qui la prolonge, est le propre d’un animal inférieur: l’homme qui procède ainsi est un impulsif. Mais celui-là n’est guère mieux adapté à l’action qui vit dans le passé pour le plaisir d’y vivre, et chez qui les souvenirs émergent à la lumière de la conscience sans profit pour la situation actuelle: ce n’est plus un impulsif, mais un rêveur. Entre ces deux extrêmes se place l’heureuse disposition d’une mémoire assez docile pour suivre avec précision les contours de la situation présente, mais assez énergique pour résister à tout autre appel. Le bon sens, ou sens pratique, n’est vraisemblablement pas autre chose »[14].

L’action équilibrée exige donc le concours de la mémoire et de la matière du cerveau. Car ce dernier doit faire appel aux images passées et les sélectionner en vue de préparer la meilleure réponse aux sollicitations extérieures. Le cerveau n’est donc pas le lieu où les images du passé, les souvenirs sont déposés mais il est le lieu de leur rappel, ce qui permet de penser de façon originale ce que l’on appelle l’amnésie.

En effet, les lésions cérébrales, montre Bergson, ne font pas disparaître les souvenirs du cerveau, comme si ces derniers y résidaient. Elles perturbent le mécanisme qui permet de ramener les souvenirs sur la perception sensible actuelle. Soit elles empêchent le corps de prendre l’attitude adaptée au rappel de l’image-souvenir, soit elles empêchent le souvenir de s’actualiser, c’est-à-dire qu’elles coupent les attaches du souvenir avec la réalité présente. 

« Ces lésions de la reconnaissance ne viendront pas du tout de ce que les souvenirs occupaient la région lésée. Elles devront tenir à deux causes : tantôt à ce que notre corps ne peut plus prendre automatiquement en présence de l’excitation venue du dehors, l’attitude précise par l’intermédiaire de laquelle s’opérerait une sélection entre nos souvenirs, tantôt à ce que les souvenirs ne trouvent plus dans le corps un point d’application, un moyen de se prolonger en action. (…) Mais, dans un cas comme dans l’autre, ce sont des mouvements actuels qui seront lésés ou des mouvements à venir qui cesseront d’être préparés : il n’y aura pas eu destruction de souvenirs »[15].

Ainsi, l’hypothèse d’images emmagasinées dans le cerveau  se révèle peu efficace et même insuffisante. En effet, si les souvenirs étaient réellement déposés dans le cerveau, aux oublis  correspondraient des lésions du cerveau caractérisées. 

« Or, dans les amnésies où toute une période de notre existence passée, par exemple, est brusquement et radicalement arrachée de la mémoire, on n’observe pas de lésion cérébrale précise; et au contraire dans les troubles de la mémoire où la localisation cérébrale est nette et certaine, ce ne sont pas tels ou tels souvenirs déterminés qui sont arrachés, c’est la faculté de rappel qui est plus ou moins diminuée dans sa vitalité, comme si le sujet avait plus ou moins de peine à amener ses souvenirs au contact de la situation présente »[16].

C’est donc le mécanisme de ce contact qui est    perturbé et le rôle du cerveau est d’en assurer le fonctionnement plutôt que d’emprisonner des souvenirs. 

Conclusion

Au terme de notre analyse, souhaitons que nous soyons parvenus à mettre en évidence l’intérêt de la réflexion développée par Bergson au sujet du rapport entre la mémoire et le cerveau. Car même si le cerveau est impliqué dans l’activité de la mémoire, « le mécanisme cérébral, comme le dit Bergson[17], ne suffit pas du tout à assurer la survivance du souvenir ». « Qu’il y ait solidarité entre l’état de conscience et le cerveau, c’est incontestable. Mais il y a solidarité aussi entre le vêtement et le clou auquel il est accroché, car si on arrache le clou, le vêtement tombe[18] ». Comprenons: de la même façon que la solidarité du clou et du vêtement n’enlève rien au fait qu’ils sont distincts, la solidarité entre le cerveau et la conscience n’implique nullement qu’il faille confondre le cerveau et la conscience, bref la matière et l’esprit. Il serait, par conséquent,  naïf de penser qu’il est possible de réduire la mémoire à l’activité du cerveau qui, cependant, et comme nous l’avons vu, la conditionne. 


[1]« L’intuition philosophique », page 119, Paris,  P.U.F., 1985.

[2]«  La Conscience et la vie », page 5, Paris, P.U.F., 160° édition, 1976.

[3]« La conscience et la vie, in L’Énergie spirituelle, 1919.

[4]Pages 83 sq. de l’édition PUF, 1985. 

[5]Ibidem, p.85.

[6]Ibidem, p. 88.

[7]Ibidem, p.85.

[8]Ibidem, Conclusion, p. 265.

[9]Ibidem, p. 76sq..

[10]Ibidem, Chapitre II, p.95.

[11]Ibidem, Conclusion, p. 255. 

[12]P. 95.

[13]Ibidem., p. 95. 

[14]Matière et mémoire, p.170.

[15]Ibidem., p.118.

[16]Ibidem., pp. 260-267.

[17]Ibidem, p.79.

[18]Ibidem, p.4.

Kant et La question de l’Europe

Le texte ci-dessous est l’Avant-Propos de l’essai que j’ai publié en 2014, préfacé par A. Philonenko, consacré à la question de l’Europe chez Kant.

Le présent volume se veut l’expression d’une recherche entamée il y a fort longtemps, à l’occasion de la préparation d’un diplôme de Troisième cycle universitaire consacré à la Théorie kantienne des Lumières. Sont donc d’abord présentés les états de différentes recherches menées dans le champ de la politique et de l’histoire, cette dernière déterminant en profondeur l’étude des fondements de l’autorité politique et la philosophie du Droit.

Le lecteur pourra ainsi s’étonner de trouver ici des textes relatifs à la philosophie transcendantale, qu’une certaine tradition entend disjoindre des questionnements qui animent la pensée politique de Kant et sa vision de l’histoire. Or, c’est précisément cette disjonction qui, à l’occasion des travaux suscités, nous a semblé poser problème. Nous revient, de fait, de lever un malentendu. Car nous savons bien que l’idée du kantisme est le plus souvent assimilée à celle de l’idéalisme transcendantal et du rationalisme critique, comme si la vérité de Kant était celle de la théorie de la connaissance et de la critique de la métaphysique dogmatique. Nous savons aussi que les opuscules consacrés à l’histoire passent pour être d’importance secondaire aux regard des trois Critiques. Et nous admettrons donc que s’il y a bien un moment kantien de l’histoire de la philosophie, ce moment est celui du criticisme. Pourtant, quelque chose nous gêne dans cette lecture. Pour aller droit au but, nous dirons qu’elle disjoint ce que Kant n’a de cesse de lier et d’associer de façon récurrente. Ne suffit-il pas pour s’en convaincre de revenir à un texte très connu, très commenté, celui de la Préface de la première édition de la Critique de la raison pure 

Dans une note de bas de page, dont l’objet est de mettre en perspective l’objectif poursuivi, à savoir l’étude des limites du pouvoir de la raison, le philosophe de Königsberg écrit : “Notre siècle est particulièrement le siècle de la critique à laquelle il faut que tout se soumette. La religion alléguant sa sainteté et la législation sa majesté, veulent d’ordinaire y échapper ; mais alors elles excitent contre elles de justes soupçons et ne peuvent prétendre à cette sincère estime que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen”.

Le propos de Kant est ici précieux. L’entreprise criticiste y est envisagée comme une figure d’un processus historique qui l’embrasse et lui donne son sens authentique. Or, ce processus n’est autre que celui de la propagation des Lumières et de l’accès de l’homme à la liberté, celle-ci désignant ici tout autant l’affirmation d’un droit du savoir face au pouvoir que l’exercice critique de la faculté de juger. Comment l’admirateur du roi Frédéric II de Prusse pourrait-il délier la question des limites de la connaissance et celle des abus de pouvoir du pouvoir sur le savoir ? N’est-ce pas le dogmatisme qui fait obstacle au progrès des sciences ? Et le dogmatisme n’est-il pas lui-même le fruit d’une dramatique illusion touchant les fondements de la légitimité du pouvoir politique ? Par où l’on voit ce qui fonde ici notre pari de mêler, sans les confondre, des questions apparemment hétérogènes. En un mot comme en cent, si la question critique des fondements et des limites de la connaissance humaine constitue un moment de l’histoire de la rationalité en Europe, elle traduit aussi la singularité politique de l’époque historique qui la porte mais qu’à rebours elle définit et instruit.

Un passage rarement commenté de l’opuscule de Kant sur Les Lumières mérite à ce sujet d’être évoqué. Kant ayant entrepris de définir le despotisme éclairé, autrement dit la seule forme de régime politique qui puisse favoriser le progrès des Lumières, il souligne deux choses d’importance. La première, que le souverain éclairé doit garantir, pour chacun de ses sujets, la liberté absolue de conscience et le droit de publier ses opinions sans être inquiété d’aucune manière. La seconde, qu’il doit s’interdire de s’immiscer dans les querelles religieuses qui peuvent se faire jour au sein de telle ou telle Église. Ce dernier point s’explique de deux façons. Premièrement, le souverain est le souverain de tous les sujets, ce qui s’explique précisément par le principe qu’il a pour vocation de garantir, à savoir celui de la liberté absolue de conscience. Deuxièmement, s’il est investi d’une autorité politique, celle-ci ne lui confère aucune comptétence dans les matières scientifiques et théologiques. Caesar non supra grammatikos, César n’est pas au-dessus des grammairiens ! Il a beau être l’Empereur, il n’a aucune leçon de grammaire à donner à ceux qui font profession de l’étudier et de l’enseigner. Comment mieux dire le droit du savoir face au pouvoir, que ce savoir soit scientifique ou religieux ? Et comment ne pas voir l’inscription, chez Kant, de la métaphyique, comme étude des limites du savoir humain, dans le contexte précisément politique et historique d’une époque qu’il ne cesse, de facto, de réfléchir.

C’est dire comme le théorique et le pratique se lient, en vérité, dans le politique. Mais ce n’est pas tout. Ils se lient aussi dans l’étude du problème du sens de l’histoire, problème qui engage, d’une part la question de la finalité, et d’autre part, nous le verrons, des représentations qui touchent l’anthropologie et la religion. La réflexion de Kant sur son époque est donc très nettement engagée dans le développement de sa philosophie transcendantale et l’on peut dire, sans céder au goût du paradoxe, que c’est bien l’étude des questions critiques qui, à rebours, amène Kant à interroger le processus historique et à ressaisir les significations profondes du criticisme dans l’élaboration d’une lecture réfléchissante du sens de l’histoire. En témoigne d’ailleurs ce qu’il convient de considérer, à la suite de Yirmiyahu Yovel, comme une véritable « antinomie historique » tant il est vrai que la question téléologique du sens de l’histoire nous ramène, in fine, à un problème épineux dans la Critique de la raison pure et qui n’est autre, nous y reviendrons dans la deuxième partie du présent essai, que celui auquel répond la théorie de l’imagination et le schématisme transcendantal. Kant, en effet, dans sa tentative d’envisager l’histoire comme se doit de le faire, selon lui, le philosophe, c’est-à-dire en tâchant d’en réfléchir la signification, se retrouve confronté à un dualisme analogue à celui que l’étude des sources transcendantales de la connaissance l’oblige à assumer. Cette fois-ci, il s’agit d’expliquer la liaison d’une histoire non-empirique, d’une processualité intemporelle, l’histoire de la raison, engagée dans et par l’idée même d’une « Histoire de la raison pure », et de l’histoire empirique.

Comme nous nous efforcerons de le montrer, s’il ne fait aucun doute que le moment du criticisme comme théorie critique de la métaphysique dogmatique est bien lié aux conditions historiques dans lesquelles il voit le jour, loin s’en faut, toutefois, qu’il soit aisé de rendre compte de cette liaison et, en un mot comme en cent, de produire la théorie, pourtant tout à fait nécessaire, d’un véritable schématisme historique. Or, cette difficulté n’est autre que celle-là même d’établir la signification historique du criticisme, signification qu’on ne saurait réduire à l’inventaire des déterminations empiriques de la philosophie critique. Ainsi ne s’étonnera-t‑on pas que les problèmes qui définissent les objects respectifs des deux premières Critiques nous ramènent, non seulement à la question de savoir quel est le sens de l’histoire, mais à l’étude des conditions rationnelles grâce auxquelles l’idée d’un sens de l’histoire peut elle-même faire sens.

Les raisons fondant la pertinence de ce problème sont plurielles. Nous n’en évoquerons qu’une ici. Si chacun sait que Kant, dans la Critique de la raison pure, entreprend l’étude des sources de la connaissance, l’objectif visé par ce dernier n’est pas seulement de se préserver d’une erreur théorique mais, dans le contexte qui est celui de la défiance de l’honnête homme à l’endroit de la philosophie et des prétentions abusives de la métaphysique dogmatique, de lutter contre l’obscurantisme et de hâter l’avènement d’une humanité éclairée, lequel constitue l’horizon de l’histoire. On voit donc bien ici comment un intérêt tout à fait critique, lié aux conditions historiques (les Lumières) se réconcilie avec un intérêt tout à fait rationnel et métaphysique. Comme on peut voir que le processus à travers lequel la raison prend son autonomie par rapport aux autorités externes est celui à travers lequel elle produit un acte d’auto-limitation. De sorte qu’on a bien affaire à une histoire mais à deux niveaux, le premier temporel, le second intemporel. Or, ces deux niveaux sont très précisément engagés, nous venons de l’indiquer, dans l’analyse des facultés impliquées dans la genèse de la connaissance, qui débouche sur l’épineuse question de savoir comment nous pouvons lier des intuitions sensibles et des concepts, liaison sans laquelle nulle connaissance ne serait possible. Cette analyse, nous le verrons, présente deux intérêts principaux. Le premier est théorique. Il touche à la pensée et à la connaissance et amène Kant à rejeter conjointement le scepticisme et le dogmatisme. Le second est historique tant il est vrai que le rationalisme critique s’inscrit dans une démarche qui, non seulement poursuit l’élucidation du problème des sources et des limites de la connaissance, mais s’inscrit dans un processus qui n’est autre que celui de l’avènement des Lumières.

La question de l’action morale n’est pas moins polymorphe. Il s’agit d’abord, et ce n’est pas une mince affaire, d’expliquer comment une action se déroulant dans le monde physique et que nous devons donc forcément envisager comme un phénomène (pour aller vite ici, comme l’effet d’une cause ou d’une série de causes), peut être considérée comme libre, ce qui revient à l’envisager non plus comme l’effet d’une cause mais comme ce qui résulte d’une intention. En effet, si cette action n’était que le résultat d’une causalité aveugle et mécanique, ce ne serait pas, à proprement parler, une action. Ceci précisé, autre chose se joue ici, qui nous ramène encore une fois à l’épaisseur de l’époque dans laquelle Kant inscrit son oeuvre. Par opposition à une conception dogmatique du bien et du mal, selon laquelle il suffirait de se conformer aux dogmes et aux principes moraux pour agir moralement, Kant construit une théorie du devoir tout à fait inédite, articulée autour de l’intuition selon laquelle l’action morale n’implique pas ce que l’on a coutume d’appeler la soumission à la loi. Parce que toute action véritable suppose une intention, l’action morale, procédant d’une intention désintéressée, devient le paradigme même de l’action libre. À une morale dogmatique et aliénante, Kant oppose donc une morale de l’accomplissement authentique de l’homme dans la liberté, celle-ci devenant la pierre angulaire de l’expérience du devoir, sa ratio essendi. Loin de nous condamner à l’aliénation, le devoir peut nous sauver en nous permettant d’accéder à la liberté. Comment ne pas voir ici, dans la liaison de ces concepts kantiens, la définition même de la République telle qu’elle est définie dans l’Idée d’une histoire universelle, et qui constitue, chacun le sait, la norme de l’État dans lequel seul l’homme pourra atteindre, dans le cours indéfini de l’histoire, le plein épanouissement de ses facultés ?

On ne devra pas s’étonner davantage que soit ici abordée l’esthétique kantienne. La théorie de l’art et celle du beau, qui présentent un intérêt scolastique majeur, engagent en effet des réflexions qui sont au coeur de la philosophie critique de Kant et de sa vision du sens de l’histoire. En s’évertuant à expliciter l’origine de l’oeuvre d’art et en analysant les conditions de possibilité de la création artistique, c’est la question de la liberté qui se voit soulevée, question qui, plus qu’aucune autre sans doute, inscrit la philosophie transcendantale dans l’époque des Lumières en la rattachant à Luther pour qui l’homme ne peut vivre humainement que s’il est libre, la liberté n’étant elle-même possible qu’à la condition que les hommes fassent authentiquement société.

En étudiant le plaisir lié au beau et en affirmant qu’il peut être partagé à la seule condition d’être produit par ce qui, dans la sensation, n’est pas sensible, Kant ne rend pas seulement compte de la prétention à l’universalité qui définit le jugement de goût. Par-delà la question de l’expérience du beau, c’est celle de la société qui est envisagée à défaut d’être véritablement résolue. La société n’est en effet possible qu’à la condition que des individus libres soient reliés et procèdent à des échanges. Pour cela, ils doivent pouvoir communiquer, autrement dit échapper à la torture de la solitude. L’expérience esthétique a donc ceci de singulier qu’elle n’est pas seulement esthétique mais sympathique et fondamentalement « politique ». Elle constitue en effet l’expérience de l’espoir d’une communication intersubjective et de ce qu’il faut bien appeler ici un accord des esprits. Si l’expérience du beau est bien l’occasion de goûter la liberté, cette dernière devra donc être entendue en deux sens. C’est, premièrement, la liberté de pouvoir imaginer ce que l’entendement n’est nullement fondé à concevoir (les beautés de la nature n’ont-elles pas l’apparence de l’art, précise Kant ?). Mais c’est, deuxièmement, la possibilité d’espérer me libérer de la solitude et du sentiment d’enfermement qui lui est afférent. Par où l’on voit encore deux choses. D’une part, qu’être libre est ici pouvoir faire société avec autrui. D’autre part, que l’appel kantien de 1786 en faveur de la liberté d’expression et de communication, qui manifeste on ne peut mieux l’attention prêtée par Kant à l’époque qui est la sienne, procède d’une même intuition selon laquelle la possibilité de la société est ce qui fonde la possibilité de la liberté.

Au terme de cet avant-propos, on réclamera du lecteur de l’indulgence tant il est vrai que les articulations profondes des analyses qui suivent mériteraient d’être étudiées plus avant. Pour autant, nous serions déjà passablement rassurés si nous étions parvenus à montrer, d’une part que le sens profond du criticisme est proprement historique, d’autre part que la pensée de Kant, envisagée sous cet angle, n’interroge rien moins que la possibilité d’une europhilosophie.

Le mariage à l’épreuve du « marché ».

Article paru dans La Croix en février 2012

Le 14 février 2012, jour de la Saint-Valentin,  l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) publiait une étude fort instructive sur la solitude et la vie de couple des Français. La très forte progression du nombre de personnes vivant seules   constituant la révélation majeure de cette enquête (elles étaient 6  millions en 1990, elles sont  9 millions aujourd’hui, soit une augmentation de 50%), nous risquerons ici quelques remarques. La première touche notre société qui a vu se développer un modèle d’organisation économique qu’on appelle « l’économie de marché », dans laquelle les contrats   sont motivés par l’intérêt propre des parties contractantes, chacune s’accommodant de l’égoïsme des autres pourvu qu’elle puisse retirer un bénéfice du contrat qui l’engage. Or, l’augmentation du nombre des célibataires, comme celle du nombre des divorces, s’inscrit probablement dans un processus d’évolution de la société, de transformation des mentalités, qui les dépasse. Car à force de pratiquer l’économie de marché, autrement dit de justifier le profit et l’égoïsme au nom de la liberté de l’individu et de son droit inaliénable au bonheur, il se pourrait bien que notre époque ait promu, non seulement un modèle économique, mais plus largement   une certaine idée des échanges et, finalement, de la société. De sorte que la logique du marché ne serait plus une logique cantonnée aux affaires publiques mais qui s’étend jusque dans la sphère la plus privée de notre vie. Disons le dès lors sans détour. Nous ne vivons plus dans une société à « économie de marché »: nous vivons dans la « société de marché ». Une société dans laquelle les égoïsmes s’affrontent mais dans laquelle aussi il leur arrive de s’accorder, faisant alors illusion aux yeux des plus naïfs pour qui le « mariage » des égoïsmes, pour ainsi dire par consentement mutuel, suffirait à les abolir !  

Il faut donc envisager l’élément principal de l’enquête menée par l’Insee dans son rapport à cette transformation de la société dans laquelle, désormais,  rien ne nous paraît plus naturel que de viser avant tout notre   bonheur égoïste. Il y a de plus en plus de personnes qui vivent seules, nous dit-on. Mais nous marions-nous aujourd’hui comme nous le faisions il y a encore quarante ans ?  Le nombre des divorces augmente lui aussi de façon régulière. Mais n’y a-t-il aucun lien entre ces deux derniers phénomènes ? Le second n’est-il que la conséquence des réformes du Droit de la famille ? Rien n’est moins certain. Pour le dire clairement, il est à craindre que sous l’effet du développement de l’individualisme  et de la diffusion de cette logique du marché, notre époque soit celle dans laquelle on ne se marie plus pour servir l’autre mais pour goûter un bien-être matrimonial auquel on suspend l’engagement vis-à-vis de l’époux. La société du marché a donc bien un enfant légitime : le mariage concupiscent, qu’on peut appeler aussi consumériste et qui explique pour partie l’augmentation du nombre des divorces. Car comment le mariage pourrait-il être solide s’il est, premièrement, motivé par le seul souci d’en retirer, tel un consommateur, de la satisfaction? Et comment pourrait-il être durable s’il est, deuxièmement,  suspendu à l’inconstance du désir et de la passion érigée, il est vrai, aujourd’hui en vertu? Nos contemporains hésitent plus longtemps  avant de se marier. Mais c’est aussi qu’ils divorcent plus souvent. Probablement parce qu’ils se marient mal. À moins que ce ne soit parce qu’ils ne se marient plus vraiment…

Alexis Philonenko. Une vie pour la philosophie.

Texte paru dans Le Monde, édition du 27 septembre 2018, sous le titre « Alexis Philonenko, historien de la philosophie ».

Né le 21 mai 1932 à Paris, Alexis Philonenko s’y est éteint  le 12 septembre dernier. Auteur d’une œuvre monumentale, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la philosophie, et en particulier de la pensée allemande,   il est le fils de Maximilien Philonenko, avocat et Ministre dans le Gouvernement  Kerensky en 1917, et d’une mère qui, en 1927, fut la première femme agrégée de France en Histoire et Géographie, Madeleine Isaac. 

Reçu premier à l’Agrégation de philosophie en 1956, Alexis Philonenko fut successivement Assistant  la Sorbonne, Maître de Conférences à l’Université de Caen, puis Professeur à l’Université de Genève avant de rejoindre celle de Rouen. Il soutint sa Thèse de Doctorat d’État en 1966, consacrée à La Liberté humaine dans la philosophie de Fichte (Vrin, 1966), auteur dont il remit en cause   les lectures opérées par  Martial Guéroult et Jules Vuillemin. Reconnu mondialement pour les études qu’il a consacrées à Kant  et à Rousseau mais aussi  à Bergson , Jankélévitch, Schopenhauer, Nietzsche,    Chestov,  Luther   ou encore Plotin , Alexis Philonenko nourrissait depuis l’enfance  une véritable passion pour le sport   et pour la boxe anglaise en particulier, comme en témoignent  son Histoire de la boxe  et le livre qu’il a consacré au plus grand des boxeurs : Mohamed Ali, un destin américain . Or, cette passion se nourrit, chez lui, d’une épreuve des plus douloureuses. En effet, si   Alexis Philonenko fut   dans sa jeunesse, peu le savent,  un nageur de niveau national et s’il pratiqua très  régulièrement la boxe,   aspirant à devenir professeur de sport, une   maladie invalidante l’obligea à renoncer définitivement à cette carrière. Ne pouvant plus fréquenter les salles de sport, c’est la mort dans l’âme qu’il    se tourna alors vers la philosophie.  

Qui a connu Alexis Philonenko sait quel était son rythme de travail. Levé tous les jours à 4h du matin, il travaillait, après avoir avalé un café,  jusqu’à 16h sans discontinuer, dans un épais nuage de fumée, généré par une consommation bien  peu raisonnable de Boyards Caporal. Impossible alors de pénétrer  dans son bureau enseveli sous des dizaines de livres et des milliers de pages en cours d’écriture. Pour autant, Alexis Philonenko ne dédaignait pas répondre aux mille questions que la lecture de Schiller,  de Kant ou de Schopenhauer pouvait susciter chez tel ou tel  des visiteurs qu’il recevait avec   une constante affabilité et un plaisir non dissimulé. Nonobstant,  il appréciait tout autant   de s’aventurer hors des sentiers battus de l’histoire de la philosophie.   Et si chacun devine aisément qu’il pouvait faire montre de la rigueur et du scrupule les plus extrêmes dans l’examen patient des textes philosophiques, le plus surprenant reste qu’il ne  l’était pas moins lorsqu’il cherchait à comprendre ce qui, par exemple, s’était réellement passé le 10 mai 1996 au sommet de l’Everest et pour quelles raisons précises, ce jour-là, plus de vingt-cinq alpinistes de toutes nationalités trouvèrent la mort.  Les yeux malicieux du philosophe  étaient alors   ceux d’un enfant curieux de tout,  admiratif et   émerveillé par ces géants que peuvent être    les alpinistes himalayens,    les navigateurs hauturiers,   les cyclistes ou bien encore les boxeurs. 

Quel était donc le ressort véritable de la candeur de cet authentique philosophe qui ne s’est jamais pris pour un philosophe mais revendiquait le statut d’historien de la philosophie ? Nul ne le saura jamais avec assurance. Mais il n’est pas impossible qu’il soit à chercher dans l’opiniâtreté,   le courage,  et peut-être même l’effroi, avec lesquels  celui  qui, comme l’écrivit Georges Steiner (Errata, Gallimard, 1997), possédait « l’une des intelligences les plus astringentes d’Europe »,  s’est appliqué systématiquement à scruter les chevaux de l’Apocalypse – c’est le titre de la deuxième partie de son Archipel de la conscience européenne  (Grasset, 1990) – et à élaborer comme une théorie pure du meurtre et de la violence.  En un mot comme en cent,  l’éclat malicieux et  émerveillé   du regard averti d’Alexis Philonenko a-t-il jamais été autre chose qu’un pied de nez adressé aux forces du mal ?     

Pour l’autorité: relire Hannah Arendt

Tribune publiée dans l’édition du Figaro du 4 mars 2019

         À l’heure où le Ministre de l’éducation doit annoncer des mesures visant à restaurer l’ordre à l’École, la revue Recherches en éducation, dans sa dernière livraison, souligne,   à travers l’article de   Marie Beretti, que les enseignants ne reçoivent guère de formation en  matière d’autorité. Faut-il s’en étonner ? Rien n’est moins certain, les politiques éducatives menées dans l’Hexagone depuis quarante ans n’ayant eu de cesse d’en organiser la disqualification. Qu’on en juge par soi-même…   Imaginons, en effet,  un professeur de philosophie  postulant sur un poste de formateur en I.U.F.M. (Institut universitaire de formation des maîtres[1]). Après avoir   passé une première sélection, le voici convoqué et invité à présenter, face à une commission, sa conception de l’enseignement. Au lieu d’un cours de philosophie, il présente   un cours de voile centré sur la manœuvre de la réduction de voilure sur un voilier habitable. La commission est enchantée. Il est recruté. Comment une telle chose est-elle possible ?[2] Quelle   conception de l’action pédagogique peut expliquer qu’on puisse trouver pertinent qu’un professeur de philosophie soit évalué à travers une séquence d’enseignement consacrée à la voile? La réponse est consternante. Quelle que soit la discipline que l’on enseigne, la forme de l’acte pédagogique serait la même et importerait davantage que son contenu, raison pour laquelle   on n’hésite pas aujourd’hui,  ce n’est pas une plaisanterie, à apprendre à  des   professeurs stagiaires de lettres ou de mathématiques comment enseigner à des élèves à faire de la pâte à crêpes !  

            L’on dira que cette «  pédagogie nouvelle » tire sa légitimité du besoin d’adapter les pratiques scolaires à l’objectif de la démocratisation. Alors que jusque-là on considérait que le bon historien fait le bon professeur d’histoire, on se mit à penser que sa compétence   est suspendue à des techniques   lui permettant de s’adapter aux élèves qui, par leurs difficultés grandissantes, lancent un défi  à la société tout entière. Là où le bât blesse, c’est qu’en mettant le savoir sur la touche et en transformant ceux qui maîtrisent leur discipline   en simples animateurs,  cette pédagogie nouvelle a sapé les fondements même de l’enseignement, ce que la philosophe Hannah Arendt  a  très bien expliqué il y a cinquante ans déjà… Que les politiques françaises de l’éducation aient ignoré  ces analyses  est pour le moins déconcertant. Que montre, en effet, Hannah Arendt dans La  crise de la culture et plus particulièrement dans le chapitre consacré à la crise de l’éducation? D’abord, qu’en croyant libérer l’enfant de l’autorité des adultes en affirmant que ces derniers ne doivent pas le gouverner mais  lui laisser la  liberté  de se gouverner lui-même, le monde moderne  l’a en définitive aliéné à « une autorité plus bien effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité » ! Ensuite, que sous l’influence de la psychologie, la pédagogie est devenue, poursuit Arendt, « une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner ». Est maintenant professeur, ajoute-t-elle, celui qui est capable… « d’enseigner n’importe quoi ». Or, comment un professeur dont on rogne la formation disciplinaire au prétexte qu’elle importerait peu pourrait-il   jouir de quelque autorité que ce soit si, n’ayant plus besoin de connaître sa propre discipline, il en sait à peine plus que ses élèves ? Et à quoi est-on en vérité parvenu en vidant l’acte pédagogique de son contenu disciplinaire sinon à tarir la source la plus légitime de l’autorité qui fonde la confiance sans laquelle nulle transmission n’est possible 

            On pourra donc   recruter des enseignants et proclamer que les élèves ne veulent plus de cours magistral,  l’on ne parviendra pas à sauver l’École qui n’est pas malade de l’autoritarisme des professeurs mais  d’avoir sacrifié le principe de l’autorité fondée sur le savoir.  Car enfin, comment l’élève pourrait-il   croire à la parole de l’enseignant si celui-ci, désormais persuadé qu’il n’est investi d’aucune autorité,  n’y croit plus lui-même ?  

            À l’heure où Jean-Michel Blanquer veut « rétablir l’ordre dans le système scolaire » et endiguer la violence qui l’affecte,    n’est-il pas grand   temps    de rompre avec l’idée absurde qu’il faudrait   vider les classes de leurs « maîtres »   pour respecter les droits de l’élève ? Ce serait rendre au magister ce qui lui appartient et qu’il convient de distinguer du dominus. Ce dernier opprime l’esclave. Celui-là maîtrise le savoir qui fonde sa légitimité et qui lui confère une  autorité  en faisant de lui un tuteur éclairé, autrement dit un adulte. Car la vérité est ici aussi facile à énoncer que délicate, aujourd’hui,  à soutenir. L’autorité   dont doivent se prévaloir les enseignants, contrairement à ce que prétendent, à la suite de Pierre Bourdieu, les contempteurs de l’école républicaine, ne dissimule aucune politique de domination   des  consciences. C’est l’autorité de ceux qui se sentent investis d’un devoir. Celui de l’exemplarité et de la responsabilité. Celui de la justice dans la sévérité et de la bienveillance dans la rigueur même de l’évaluation. L’on se désespère souvent   de la baisse du niveau des élèves. Soyons, en tout cas, certains qu’à force d’abdiquer l’autorité des professeurs, c’est l’effondrement de l’École elle-même que nous avons provoqué. Puisse ainsi notre ministre, par-delà ses promesses,  mettre en œuvre une authentique politique de réhabilitation de l’autorité. Pour cela, il conviendra d’abord de donner aux enseignants une   formation disciplinaire   qui ne soit plus confondue avec l’acquisition des techniques censées faciliter la « circulation de la parole » et la  gestion des conflits. Mais il faudra aussi cesser d’exhorter les jeunes professeurs à encourager les élèves à l’expression de leur spontanéité. L’école de l’émancipation par l’instruction et de la responsabilité  par le jugement, nous voulons parler ici de l’École  républicaine à laquelle nous nous proclamons attachés, ne peut continuer plus longtemps de faire droit à la spontanéité. La raison en est simple : une telle école n’est plus une école ! Pourquoi ?  Premièrement,   parce qu’elle ne peut qu’abaisser l’élève qui lui est confié quand sa vocation est de l’élever. Deuxièmement, parce qu’elle peut se passer de maîtres ! Ces derniers ont perdu leur autorité. Rendons la leur avant qu’ils ne disparaissent.  


[1] Les I.U.F.M ont été remplacés en 2013 par les E.S.P.E.

[2] Cette expérience   a été vécue en 2001 par l’auteur de ces lignes. In extremis, celui-ci a finalement décliné l’offre qui lui était faite. 

La sélection au mérite renforce-t-elle les inégalités sociales?

Tribune parue dans le quotidien Libération le 11 juin 2018

Le 21 mai dernier, un collectif d’étudiants et d’enseignants des Écoles normales supérieures publiait une tribune  dans les mêmes colonnes que l’auteur de ces lignes. Opposé à la loi O.R.E, ce collectif fonde son analyse sur un constat : en 2015, le nombre d’élèves normaliens issus de milieux ouvriers ne dépassait pas 2,7%. Or, si les faits sont ici avérés, est-il tellement certain qu’ils soient imputables à la méritocratie républicaine ?  Qu’il nous soit permis d’en douter.

 Pierre Baudelot et Denis Establet, professeurs à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, n’ont-ils pas  maintes fois montré que la mise en œuvre, à la fin des années soixante, des politiques de démocratisation du système éducatif n’a fait que renforcer le phénomène de la reproduction des élites ? Alors que 15% des lauréats des trois concours les plus sélectifs (E.N.S., E.N.A., Polytechnique) étaient issus de la classe ouvrière en 1969, cette proportion est tombée à 7% en 1999, soit après 30 ans de politique de démocratisation du système éducatif ! La ségrégation sociale n’est donc aujourd’hui aucunement le fait des politiques méritocratiques. Et si la France, au sein de l’O.C.D.E,  est aujourd’hui la   triste championne des inégalités sociales en matière de politique éducative,  ce n’est pas parce qu’on y sélectionne les élèves mais au contraire parce  qu’en cessant de les sélectionner dans l’enceinte de l’École, nous avons renforcé la sélection la plus cynique, la « sélection sociale » qui s’opère hors les murs lorsqu’on cesse de faire valoir les mêmes exigences pour tous les élèves quel que soit leur milieu socio-culturel.  

Reste à  expliquer, bien sûr, le prodige sous l’effet duquel   nous n’hésitons pas à imputer à la sélection  la reproduction des élites sociales qu’a, en vérité, entériné la disqualification, au nom de la démocratie, de la sélection au mérite. 

Et reste aussi à comprendre pourquoi  nous en sommes arrivés  à considérer que la justice commande  d’affecter dans l’enseignement supérieur les élèves au hasard plutôt que de les sélectionner selon le critère du mérite. D’aucuns ici souligneront que    la   sélection  est   devenue  l’épouvantail d’une époque   dans laquelle chacun feint de croire, alors que le système éducatif n’a jamais été aussi peu démocratique, que le retour des inégalités le menace ! Ils n’auront pas tort. Mais sans doute faut-il aussi, en la circonstance, rappeler deux choses. Premièrement, à quel point notre culture hexagonale, héritière des Lumières, est acquise à l’idée selon laquelle le savoir constitue un bien auquel chacun a le droit de prétendre. Deuxièmement, à quel point aussi  le réquisitoire dressé   par    Pierre Bourdieu affirmant,  en 1969 (Les Héritiers),  que la fonction sociale du système éducatif est de pérenniser la domination de la bourgeoisie,  a influencé les politiques scolaires des quarante dernières années. 

 De la réforme sur le Collège unique mise en œuvre en 1974   à la réforme des concours d’accès à la haute fonction publique opérée en 2009, en passant par  la  Loi d’orientation de 1989, un même constat: la sélection   maquille une entreprise de reproduction des élites sociales. Il n’est donc guère surprenant que, progressivement, nous ayons  neutralisé la plupart des dispositifs sélectifs et  entériné, en renforçant l’influence des  déterminismes socio-économiques, une sélection  beaucoup moins équitable que celle que ces réformes ont ruinée !        

Comble du paradoxe, si les bonnes consciences  démocratiques fustigent la sélection, chacun s’accorde pourtant à reconnaître  l’efficacité des Grandes Écoles.  D’aucuns objecteront que ces filières sont confisquées par les étudiants issus des milieux les plus favorisés. Mais sommes-nous à ce point dupes de l’illusion qui nous fait prendre l’effet pour la cause qui le produit ? Oui, les élèves issus des milieux défavorisés ont   un accès problématique aux parcours de réussite. Mais cela s’explique   aisément. Car pour réaliser   l’objectif du plus grand nombre possible de bacheliers, il a bien fallu renoncer à les sélectionner, et ce en disqualifiant les critères   fondés sur les exigences de l’enseignement supérieur et accusés d’avantager les élèves issus des milieux les plus favorisés.  

Dans cette affaire, les choses sont ainsi fâcheusement claires. C’est bien   l’abandon de la sélection au mérite qui a engendré le renforcement d’une authentique ségrégation sociale.  Soyons honnêtes. Aucun concours, aucun examen, ne sera jamais absolument juste. Pour autant, toutes les procédures de sélection ne se valent pas et c’est précisément la raison pour laquelle incombe à l’État le devoir d’organiser la sélection des plus méritants.  

 Bien sûr, une telle conclusion suppose de reconnaître deux choses. La première, que contrairement à ce que présuppose le rejet de la sélection, il n’y a pas seulement des individus chanceux et d’autres qui le ne sont pas, bref des individus réductibles aux déterminismes dont ils seraient inéluctablement prisonniers. Pour le dire autrement, que le mérite peut être autre chose que le nom du maquillage de la domination de la bourgeoisie sur la classe ouvrière. La seconde, que la loi Vidal, dont les conditions d’application sont tout à fait contestables,   n’introduira pas, en toute rigueur, la sélection à l’Université. La raison en est simple, qui doit faire réfléchir les contempteurs de la loi O.R.E. : Elle y est déjà ! Car  si le constat opéré par P. Bourdieu en 1969 est objectif, force est de constater qu’aujourd’hui plus de 50% des étudiants français sortent de l’Université sans le moindre diplôme. Or, ce taux d’échec ne constitue-t-il pas la plus insupportable des sélections ? Cessons donc de croire que la loi O.R.E. menace d’introduire l’injustice dans nos politiques scolaires. Les faits parlent d’eux-mêmes, qui montrent que le renforcement des inégalités sociales n’est pas le fait de la « méritocratie républicaine »  mais tout au contraire du mépris dans lequel on la tient depuis si longtemps.