Jaurès ou la profondeur religieuse du socialisme

Tribune publiée dans l’édition du 31 juillet 2014 du Monde

Il y a un siècle   disparaissait Jean Jaurès, assassiné le 31 juillet 1914. Or, s’il convient de rendre hommage au député de Carmaux, sans doute importe-t-il d’abord de  ne pas trahir sa pensée.  Car ce dernier n’est ni matérialiste comme Marx, ni convaincu, comme le sont Auguste Comte et les positivistes, que la religion est une vieille lune. Si l’on ajoute à celà qu’il ne croit pas aux mirages de la Révolution mais aux vertus des réformes et qu’il est convaincu que l’on peut transformer, sans la détruire, la société capitaliste dans le sens de la justice, on admettra sans peine qu’il existe un Jaurès méconnu, ignoré parfois des socialistes eux-mêmes. Il faut dire que les préjugés ont la vie dure, qui voudraient que le socialisme ne doive rien à l’histoire de l’Europe chrétienne,   que le capitalisme soit nécessairement synonyme d’injustice et que tout socialisme soit matérialiste et révolutionnaire. 

             À rebours d’une opinion répandue tant chez les socialistes matérialistes que dans l’opinion commune,   Jaurès tient en effet pour acquis qu’il n’y a pas de société sans religion et qu’à ce titre, si le socialisme est   une théorie de la société authentique (société que définit la solidarité de ses membres), alors Luther, pour qui l’argent détruit toute communauté humaine,    peut être considéré comme le véritable fondateur du socialisme européen dont les   sources apparaissent ainsi religieuses. Dans un texte inédit   écrit en 1891[1] et   étrangement  ignoré, Jaurès  explique d’ailleurs   les raisons pour lesquelles les hommes épris de justice sociale se sont jusque-là plus volontiers tournés   vers le matérialisme. “ Comme la religion n’a été pour le peuple qu’une consigne, comme il n’a pensé et cru que selon la formule despotique des Églises et les calculs astucieux des puissants, le premier usage que fait le peuple de sa raison, c’est la négation de la religion elle-même, de toute religion”[2]. Or, si le christianisme authentique est  une théorie de   la communauté, comment ne définirait-il pas le socialisme lui-même? Mais ce n’est pas tout.  Car en affirmant qu’on doit à Luther l’idée socialiste de la société, c’est bien l’histoire  de l’Europe et ses supra-structures religieuses que Jaurès nous invite à reconsidérer. 

            Revenons  au texte de 1891 déjà cité.  Chacun sait, montre Jaurès, que   l’on doit à Luther,  le contempteur du “commerce des indulgences”,  l’idée que l’égoïsme est le premier visage du mal, raison pour laquelle  la communauté est ce à travers quoi seul l’homme peut gagner son salut. L’idée luthérienne de la société  exclut donc irrévocablement    la société libérale de la main invisible d’Adam Smith. Car c’est bien une société sans société  que celle dans laquelle on donne non pour donner mais   pour recevoir.   Et c’est pourquoi, loin de Marx et d’Auguste Comte,   Jean Jaurès considère   que  le socialisme, loin de s’opposer à la religion, a   pour vocation   d’inscrire les valeurs du christianisme dans l’épaisseur de l’histoire. De sorte qu’un  malentendu tenace peut ici être levé. 

Il est en effet   communément admis que   le socialisme allemand est un matérialisme dialectique (attentif  aux particularismes historiques) et le socialisme français   un idéalisme spiritualiste. Or, ne faut-il pas admettre  que les socialistes français mettent de la distinction dans l’étude de la religion quand les matérialistes allemands, en enveloppant  toute religion dans la catégorie de l’aliénation, y jettent de la confusion? La religion, affirme Marx, est l’opium du peuple. Mais de quelle religion historique veut-il parler? Du catholicisme? Du protestantisme?  Nul ne le sait quand, à l’inverse, les Français se montrent attentifs aux particularismes historiques et religieux. 

On peut le voir d’abord chez Edgar Quinet convaincu, dans sa   Révolution religieuse au XIX° siècle[3],  que toutes les religions ne se valent pas et que, s’il faut combattre le catholicisme, le protestantisme est, lui, tout à fait compatible avec “la liberté moderne”[4]. Mais on peut le voir aussi chez Jaurès lorsque celui-ci    explique pourquoi les hommes épris de justice  se sont laissés séduire par le matérialisme. Car c’est bien parce que les Églises historiques  ont servi “les calculs astucieux des puissants”[5], que les hommes se sont détournés de la religion.

Par où l’on peut voir, ici, une dernière  chose qui n’est pas sans importance. En effet, s’il y a bien   un socialisme dialectique qui prend la mesure des conditions matérielles et historiques dans lesquelles naissent et meurent les idées, ce dernier est   français. C’est  celui de Jaurès et de Quinet  nous exhortant à distinguer   christianisme, protestantisme et  catholicisme. C’est celui des forgerons de la République française, ayant inscrit leur ouvrage  dans l’histoire d’un christianisme de la liberté dont le père serait Luther.


[1] La question religieuse et le socialisme, édité en 1959 aux éditions de Minuit, Paris.  

[2] Ibid., p.51.

[3] Texte disponible aux éditions Hachette Littératures, Paris, 2001.

[4] Chapitre XIII, « Si toutes les religions sont égales ».

[5] La question religieuse et le socialisme, page 51.

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