Tribune publiée dans l’édition du Figaro du 4 mars 2019
À l’heure où le Ministre de l’éducation doit annoncer des mesures visant à restaurer l’ordre à l’École, la revue Recherches en éducation, dans sa dernière livraison, souligne, à travers l’article de Marie Beretti, que les enseignants ne reçoivent guère de formation en matière d’autorité. Faut-il s’en étonner ? Rien n’est moins certain, les politiques éducatives menées dans l’Hexagone depuis quarante ans n’ayant eu de cesse d’en organiser la disqualification. Qu’on en juge par soi-même… Imaginons, en effet, un professeur de philosophie postulant sur un poste de formateur en I.U.F.M. (Institut universitaire de formation des maîtres[1]). Après avoir passé une première sélection, le voici convoqué et invité à présenter, face à une commission, sa conception de l’enseignement. Au lieu d’un cours de philosophie, il présente un cours de voile centré sur la manœuvre de la réduction de voilure sur un voilier habitable. La commission est enchantée. Il est recruté. Comment une telle chose est-elle possible ?[2] Quelle conception de l’action pédagogique peut expliquer qu’on puisse trouver pertinent qu’un professeur de philosophie soit évalué à travers une séquence d’enseignement consacrée à la voile? La réponse est consternante. Quelle que soit la discipline que l’on enseigne, la forme de l’acte pédagogique serait la même et importerait davantage que son contenu, raison pour laquelle on n’hésite pas aujourd’hui, ce n’est pas une plaisanterie, à apprendre à des professeurs stagiaires de lettres ou de mathématiques comment enseigner à des élèves à faire de la pâte à crêpes !
L’on dira que cette « pédagogie nouvelle » tire sa légitimité du besoin d’adapter les pratiques scolaires à l’objectif de la démocratisation. Alors que jusque-là on considérait que le bon historien fait le bon professeur d’histoire, on se mit à penser que sa compétence est suspendue à des techniques lui permettant de s’adapter aux élèves qui, par leurs difficultés grandissantes, lancent un défi à la société tout entière. Là où le bât blesse, c’est qu’en mettant le savoir sur la touche et en transformant ceux qui maîtrisent leur discipline en simples animateurs, cette pédagogie nouvelle a sapé les fondements même de l’enseignement, ce que la philosophe Hannah Arendt a très bien expliqué il y a cinquante ans déjà… Que les politiques françaises de l’éducation aient ignoré ces analyses est pour le moins déconcertant. Que montre, en effet, Hannah Arendt dans La crise de la culture et plus particulièrement dans le chapitre consacré à la crise de l’éducation? D’abord, qu’en croyant libérer l’enfant de l’autorité des adultes en affirmant que ces derniers ne doivent pas le gouverner mais lui laisser la liberté de se gouverner lui-même, le monde moderne l’a en définitive aliéné à « une autorité plus bien effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité » ! Ensuite, que sous l’influence de la psychologie, la pédagogie est devenue, poursuit Arendt, « une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner ». Est maintenant professeur, ajoute-t-elle, celui qui est capable… « d’enseigner n’importe quoi ». Or, comment un professeur dont on rogne la formation disciplinaire au prétexte qu’elle importerait peu pourrait-il jouir de quelque autorité que ce soit si, n’ayant plus besoin de connaître sa propre discipline, il en sait à peine plus que ses élèves ? Et à quoi est-on en vérité parvenu en vidant l’acte pédagogique de son contenu disciplinaire sinon à tarir la source la plus légitime de l’autorité qui fonde la confiance sans laquelle nulle transmission n’est possible ?
On pourra donc recruter des enseignants et proclamer que les élèves ne veulent plus de cours magistral, l’on ne parviendra pas à sauver l’École qui n’est pas malade de l’autoritarisme des professeurs mais d’avoir sacrifié le principe de l’autorité fondée sur le savoir. Car enfin, comment l’élève pourrait-il croire à la parole de l’enseignant si celui-ci, désormais persuadé qu’il n’est investi d’aucune autorité, n’y croit plus lui-même ?
À l’heure où Jean-Michel Blanquer veut « rétablir l’ordre dans le système scolaire » et endiguer la violence qui l’affecte, n’est-il pas grand temps de rompre avec l’idée absurde qu’il faudrait vider les classes de leurs « maîtres » pour respecter les droits de l’élève ? Ce serait rendre au magister ce qui lui appartient et qu’il convient de distinguer du dominus. Ce dernier opprime l’esclave. Celui-là maîtrise le savoir qui fonde sa légitimité et qui lui confère une autorité en faisant de lui un tuteur éclairé, autrement dit un adulte. Car la vérité est ici aussi facile à énoncer que délicate, aujourd’hui, à soutenir. L’autorité dont doivent se prévaloir les enseignants, contrairement à ce que prétendent, à la suite de Pierre Bourdieu, les contempteurs de l’école républicaine, ne dissimule aucune politique de domination des consciences. C’est l’autorité de ceux qui se sentent investis d’un devoir. Celui de l’exemplarité et de la responsabilité. Celui de la justice dans la sévérité et de la bienveillance dans la rigueur même de l’évaluation. L’on se désespère souvent de la baisse du niveau des élèves. Soyons, en tout cas, certains qu’à force d’abdiquer l’autorité des professeurs, c’est l’effondrement de l’École elle-même que nous avons provoqué. Puisse ainsi notre ministre, par-delà ses promesses, mettre en œuvre une authentique politique de réhabilitation de l’autorité. Pour cela, il conviendra d’abord de donner aux enseignants une formation disciplinaire qui ne soit plus confondue avec l’acquisition des techniques censées faciliter la « circulation de la parole » et la gestion des conflits. Mais il faudra aussi cesser d’exhorter les jeunes professeurs à encourager les élèves à l’expression de leur spontanéité. L’école de l’émancipation par l’instruction et de la responsabilité par le jugement, nous voulons parler ici de l’École républicaine à laquelle nous nous proclamons attachés, ne peut continuer plus longtemps de faire droit à la spontanéité. La raison en est simple : une telle école n’est plus une école ! Pourquoi ? Premièrement, parce qu’elle ne peut qu’abaisser l’élève qui lui est confié quand sa vocation est de l’élever. Deuxièmement, parce qu’elle peut se passer de maîtres ! Ces derniers ont perdu leur autorité. Rendons la leur avant qu’ils ne disparaissent.
[1] Les I.U.F.M ont été remplacés en 2013 par les E.S.P.E.
[2] Cette expérience a été vécue en 2001 par l’auteur de ces lignes. In extremis, celui-ci a finalement décliné l’offre qui lui était faite.