Texte paru dans Le Monde, édition du 27 septembre 2018, sous le titre « Alexis Philonenko, historien de la philosophie ».
Né le 21 mai 1932 à Paris, Alexis Philonenko s’y est éteint le 12 septembre dernier. Auteur d’une œuvre monumentale, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la philosophie, et en particulier de la pensée allemande, il est le fils de Maximilien Philonenko, avocat et Ministre dans le Gouvernement Kerensky en 1917, et d’une mère qui, en 1927, fut la première femme agrégée de France en Histoire et Géographie, Madeleine Isaac.
Reçu premier à l’Agrégation de philosophie en 1956, Alexis Philonenko fut successivement Assistant la Sorbonne, Maître de Conférences à l’Université de Caen, puis Professeur à l’Université de Genève avant de rejoindre celle de Rouen. Il soutint sa Thèse de Doctorat d’État en 1966, consacrée à La Liberté humaine dans la philosophie de Fichte (Vrin, 1966), auteur dont il remit en cause les lectures opérées par Martial Guéroult et Jules Vuillemin. Reconnu mondialement pour les études qu’il a consacrées à Kant et à Rousseau mais aussi à Bergson , Jankélévitch, Schopenhauer, Nietzsche, Chestov, Luther ou encore Plotin , Alexis Philonenko nourrissait depuis l’enfance une véritable passion pour le sport et pour la boxe anglaise en particulier, comme en témoignent son Histoire de la boxe et le livre qu’il a consacré au plus grand des boxeurs : Mohamed Ali, un destin américain . Or, cette passion se nourrit, chez lui, d’une épreuve des plus douloureuses. En effet, si Alexis Philonenko fut dans sa jeunesse, peu le savent, un nageur de niveau national et s’il pratiqua très régulièrement la boxe, aspirant à devenir professeur de sport, une maladie invalidante l’obligea à renoncer définitivement à cette carrière. Ne pouvant plus fréquenter les salles de sport, c’est la mort dans l’âme qu’il se tourna alors vers la philosophie.
Qui a connu Alexis Philonenko sait quel était son rythme de travail. Levé tous les jours à 4h du matin, il travaillait, après avoir avalé un café, jusqu’à 16h sans discontinuer, dans un épais nuage de fumée, généré par une consommation bien peu raisonnable de Boyards Caporal. Impossible alors de pénétrer dans son bureau enseveli sous des dizaines de livres et des milliers de pages en cours d’écriture. Pour autant, Alexis Philonenko ne dédaignait pas répondre aux mille questions que la lecture de Schiller, de Kant ou de Schopenhauer pouvait susciter chez tel ou tel des visiteurs qu’il recevait avec une constante affabilité et un plaisir non dissimulé. Nonobstant, il appréciait tout autant de s’aventurer hors des sentiers battus de l’histoire de la philosophie. Et si chacun devine aisément qu’il pouvait faire montre de la rigueur et du scrupule les plus extrêmes dans l’examen patient des textes philosophiques, le plus surprenant reste qu’il ne l’était pas moins lorsqu’il cherchait à comprendre ce qui, par exemple, s’était réellement passé le 10 mai 1996 au sommet de l’Everest et pour quelles raisons précises, ce jour-là, plus de vingt-cinq alpinistes de toutes nationalités trouvèrent la mort. Les yeux malicieux du philosophe étaient alors ceux d’un enfant curieux de tout, admiratif et émerveillé par ces géants que peuvent être les alpinistes himalayens, les navigateurs hauturiers, les cyclistes ou bien encore les boxeurs.
Quel était donc le ressort véritable de la candeur de cet authentique philosophe qui ne s’est jamais pris pour un philosophe mais revendiquait le statut d’historien de la philosophie ? Nul ne le saura jamais avec assurance. Mais il n’est pas impossible qu’il soit à chercher dans l’opiniâtreté, le courage, et peut-être même l’effroi, avec lesquels celui qui, comme l’écrivit Georges Steiner (Errata, Gallimard, 1997), possédait « l’une des intelligences les plus astringentes d’Europe », s’est appliqué systématiquement à scruter les chevaux de l’Apocalypse – c’est le titre de la deuxième partie de son Archipel de la conscience européenne (Grasset, 1990) – et à élaborer comme une théorie pure du meurtre et de la violence. En un mot comme en cent, l’éclat malicieux et émerveillé du regard averti d’Alexis Philonenko a-t-il jamais été autre chose qu’un pied de nez adressé aux forces du mal ?