Article paru dans Le Monde le 12 août 2018
À l’heure où l’arrivée des migrants soulève de façon dramatique la question de savoir si nous avons le droit de sacrifier l’impératif catégorique du devoir humanitaire sur l’autel de l’intérêt national, force est de constater que l’Europe n’a jamais semblé aussi désespérément désunie, comme le manifestent les tensions vives entre les pays méditerranéens réclamant davantage de solidarité et les pays de l’Est qui s’obstinent à la leur refuser. Qu’il nous soit ainsi permis de douter que l’accord « migration » du 29 juin suffira à résoudre la crise aggravée par le sort des migrants refoulés aux portes de l’Union européenne. La raison en est simple. Si tout le monde s’accorde à reconnaître que l’Europe est en panne de projet et qu’elle ne parvient pas à rassembler les pays membres de l’Union, il est à craindre que nous n’ayons pas pris la mesure des causes profondes de cette désunion.
Car les faits sont là. Tant que les Européens continueront d’affirmer que le propre de l’Europe est de ne pas avoir de propre, l’Europe n’existera pas. Tant que l’Europe n’existera pas, il sera impossible d’endiguer les crispations nationalistes et les tentations xénophobes qui leur font cortège. Car ce n’est pas en niant son identité qu’on peut s’ouvrir à l’altérité et à la diversité. C’est en l’assumant ! Que manifeste, en effet, le repli des nations européennes sur leurs intérêts particuliers sinon une crise d’identité ? Et comment pourrions-nous échapper à cette crise quand la plupart des partisans de l’Europe, refusant de se reconnaître une identité par crainte de promouvoir le rejet de l’Autre, affirment que l’identité européenne n’est qu’une disposition à s’ouvrir à d’autres identités ? Cette position, qui fut défendue en Allemagne par le sociologue Ulrich Beck[1]et qui l’est en France par le philosophe Jean-Marc Ferry[2], est celle du cosmopolitisme post-identitaire qui se présente, au premier abord, comme la seule alternative à l’identitarisme nationaliste. Or, comment les Européens pourront-ils bien se reconnaître comme tels si on les persuade que l’Europe n’a pas d’identité propre, donc, en fin de compte, qu’elle n’existe pas ? Disons le tout net. Sur le chemin de la construction européenne, le cosmopolitisme post-identitaire est une impasse et ses partisans sont les fossoyeurs de l’Europe. Car si les européens n’adhèrent pas à l’Europe, c’est précisément parce qu’à force d’affirmer que celle-ci n’a pas d’identité, nous avons ruiné toute chance de pouvoir nous y reconnaître. De sorte que si nous voulons vaincre les nationalismes et si nous voulons l’Europe, il importe au contraire de défendre son identité.
La réflexion développée en 1933 par Julien Benda, dans un contexte politique pourtant bien différent du nôtre, peut ici se révéler éclairante. S’adressant, dans son Discours à la nation européenne, à ceux qui veulent « faire l’Europe » et combattre l’Action française de Charles Maurras, il souligne que « l’Europe ne sera pas le fruit d’une simple transformation économique ou politique. Elle devra d’abord accomplir une révolution dans l’ordre intellectuel et moral ». Car comment pourra-t-elle exister si chaque européen reste obnubilé par les intérêts matériels de la nation à laquelle il appartient et si elle n’adopte pas un système de valeurs dans lequel tous les peuples pourront se reconnaître? L’intérêt du Discours à la nation européenne apparaît ainsi clairement. L’Europe n’existera que lorsque les peuples européens se reconnaîtront dans l’idée de l’Europe. Car c’est à cette condition sine qua nonqu’ils parviendront à s’affirmer européens. De fait, considérer que l’identité européenne n’est qu’une disposition à s’ouvrir à toutes les identités, loin de fonder la possibilité de l’Europe, nous condamne en vérité à la défaire ! La raison en est claire: cette position, frappée au sceau de la mauvaise conscience des Européens de l’ère post-hitlérienne, revient à faire sortir l’Europe de l’Europe, bref à considérer, encore une fois, qu’elle n’existe pas ! Comment, dans ces conditions, les peuples européens pourraient-ils se détacher des intérêts particuliers et nationaux auxquels ils sont naturellement attachés ?
Le temps est ainsi venu, à l’heure où la question de l’accueil des migrants met l’Europe au pied du mur de ses ambitions et de ses responsabilités, d’opérer un choix. Si ce dernier est celui de l’Europe, il se doit alors d’être celui du culot dont fit preuve Benda lorsqu’il osa affirmer qu’on ne pourra construire l’Europe politique qu’à la condition de pouvoir se reconnaître dans l’idée de l’Europe. Mais il se doit aussi d’être celui du courage : le courage d’affirmer que l’Europe est le nom d’un ensemble de valeurs héritées de son histoire et, en l’occurrence, de l’influence conjointe de la culture gréco-romaine et de la spiritualité judéo-chrétienne. Entre Athènes, Rome et Jérusalem, l’Europe est, en effet, le nom de l’idée de l’Universel qui, sur le terrain du politique, s’exprime dans la démocratie et qui, sur la terrain de l’éthique, se réalise dans le respect inconditionné de la personne humaine. Si nous voulons construire l’Europe, nous devons affirmer haut et fort la valeur de ces valeurs. Pratiquement, cela consiste à promouvoir ce que l’on pourrait appeler les « maximes du sens commun européen ». Première maxime : être fier, à l’aune des sources historiques de l’Europe, d’être démocrate et laïque. Deuxième maxime : être fier de croire à la dignité de la personne humaine sans distinction de sexe, de religion ni d’opinion. Troisième maxime : oser affirmer que ces valeurs ne sont pas négociables. Car ce n’est pas en niant notre identité que nous pourrons nous ouvrir à la diversité et permettre aux européens de se reconnaître dans l’Europe. C’est en la cultivant. Alors seulement les peuples européens pourront avoir envie de l’Europe !
[1]Qu’est-ce que le cosmopolitisme, Aubier, 2006
[2]Europe, la voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale, Cerf, 2005